Bangkok-capitale
Camille Rio MEP, Bangkok-capitale, in Revue des Missions Etrangères N°500, Décembre 2014
Bangkok-capitale
Voilà un peu moins d'un
an, je posais pour la première fois le pied en Thaïlande. Premiers
pas aussi en Asie du Sud-Est, ma connaissance de l'Asie se limitant à
un rapide passage en Mongolie et à un volontariat d'un an en Inde,
il y a de cela dix ans. Sans autre transition que les onze heures de
vol, me voilà donc transporté de mon Europe familière dans cette
Asie trépidante, avec pour seuls repères mes souvenirs de lectures
et le court mode d'emploi obligeamment rédigé par les pères locaux
pour rallier la maison mep.
Lorsque, depuis la rue
du Bac, je me risquais à imaginer ma mission future, je me voyais
traversant les rizières, à cheval sur un buffle d'eau, la pipe à
la bouche, affrontant mille dangers pour annoncer la bonne nouvelle
du Christ. Mais qu'elle est loin (si elle a jamais existé) l'Asie
de Loti et de Segalen ! Qu'elle est loin l'époque héroïque de
nos missionnaires à barbe blanche et casque de liège ! Où
sont passés les talapoins aux robes safrans ? Que sont devenues
les fumeries d'opium, les éléphants, les jonques, les palanquins ?
Quoi qu'on en dise, et
malgré la sincérité de mes sentiments anti-impérialistes, il faut
lucidement reconnaître que le français qui aborde ces rivages
traîne avec lui toute cette bimbeloterie coloniale, pousse-pousses,
tirailleurs indigènes, tonkinoises et chapeaux pointus. On ne sort
pas indemne de cent cinquante ans d'histoire coloniale.
Passé le sas de
l'aéroport, on est rapidement rappelé à la réalité : quel
est ce balourd grossier, qui crie plus qu'il ne parle ? Cet
étranger gauche, ignorant des convenances, qui multiplie les
maladresses? (c'est moi, évidemment) Par un étrange renversement
des rôles, le civilisé se découvre soudain, pour reprendre
l'heureuse expression de Michaux, un « barbare en Asie ».
Au reste, la « civilisation » et le « développement »
deviennent ici des notions toutes relatives. Et la petite bonne
bretonne qui, à Montparnasse-Terminus, découvrait avec
émerveillement les feux de la ville-lumière n'était pas moins
surprise que moi devant la modernité et l'éclat de la mégapole.
Voilà sans doute le premier grand choc, en débarquant de son
terroir dans Bangkok-capitale, de se découvrir à ce point
« provincial ». Ce qui, pour un parisien, n'est pas peu
dire. Issu d'une France demeurée malgré tout très traditionnelle
(en terme d'architecture s'entend), on a peine en effet à se faire
une idée de la démesure et de la modernité qui caractérisent ces
grandes métropoles asiatiques que sont Hong-Kong, Singapour ou
Bangkok.
Ancien et moderne
Ce qui frappe le regard,
pour qui rencontre pour la première fois ces grandes cités
asiatiques, c'est la démesure des tours et l'étendue des
constructions. Ici, les immeubles rythment l'horizon sur 360 degrés.
Partout la ville, aussi loin que porte le regard. Comme une forêt
d'apocalypse, toute de fer, de verre et de béton, qui se perd au
loin dans le brouillard, sans que rien n'indique qu'elle doive jamais
finir (sinon par la mer, que l'on devine à quelques dizaines de
kilomètres). Pour moi dont le domaine familier se limite au quartier
latin et à Saint-Germain-des-Prés, dont les clochers jumeaux de
saint Sulpice constituent les plus hauts sommets, c'est un sacré
choc. Et l'individu libre alors est saisi par l'angoisse de la monade
esseulée dans la gigantesque termitière.
Mais très vite, lorsque
l'on devient peu à peu familier de ces quartiers et de ses
habitants, on est tranquillisé. Le caractère volontiers débonnaire
du thaï a pris son parti de l'environnement de béton que ses
proverbiales capacités d'adaptation ont tôt fait de transformer en
villages verticaux. Le chauffeur de maître, condamné à attendre
son patron des heures durant dans les garages suspendus des grandes
tours, y a bâti, au moyen d'emballages et de palettes, un
home-sweet-home spartiate mais confortable. Dans les grands centres
commerciaux du Chinatown, ce sont de véritables villages miniatures
qui se sont installés, recréant au soixante-dixième étage la vie
paisible d'une ruelle du vieux Pékin. Les terrasses des plus hautes
tours se couvrent de tôles et de cartons : c'est le petit
personnel des grands hôtels qui profite là, malgré la pauvreté du
logis, d'une vue à couper le souffle. Assemblages improbables dont
s'émeuvent l'architecte et l'urbaniste mais dont s’accommode fort
bien le petit peuple de la grande ville. Le moindre passage, le
moindre renfoncement est occupé par les cantinières et leurs
roulottes. Au pieds des tours, c'est tout le vieux Bangkok qui
demeure, avec ses ruelles, ses temples séculaires, ses ateliers, et
la vue d'un couple de vieux chinois jouant aux dames, indifférent à
l'incroyable vacarme qui l'entoure, a alors quelque-chose de
profondément réconfortant.
Cette coexistence d'une
culture séculaire et d'une modernité dont on a peine à se faire
une idée en Europe, n'est pas le moindre des paradoxes de la société
thaïe. Et on peut se demander comment les thaïs parviennent à
combiner ces antagonismes sans devenir tout à fait schizophrènes.
En réalité cette opposition, si prégnante chez un occidental, n'a
ici pas de raison d'être. Si les notions de progrès, d'histoire, de
temps même, sont devenues en occident des sortes d'absolus, elles
sont de peu de poids ici. Et s'il leur faut composer avec une
modernité largement étrangère, les thaïs se sont abstenus
d'importer avec elle le terreau idéologique qui l'a vu naître. Il
semble d'ailleurs que l'apparition de la civilisation technique ait
été si soudaine qu'elle s'est résignée à cohabiter avec la
Thaïlande ancienne, ses modes de vie, ses rites et son imaginaire
sans, comme en Europe, vouloir s'y substituer. En sorte que la
modernité, faute d'être parvenue à désenchanter une société
thaïe encore très sensible au surnaturel, ajoute plutôt au
merveilleux de la vie humaine. On chercherait vainement ici traces de
la querelle entre anciens et modernes, progressistes ou
réactionnaires : être absolument moderne, ou résolument
ancien, voilà bien des chimères de farang !
Un point c'est tout.
L'apprentissage de la
langue, passé l'enthousiasme des premières semaines, et le bonheur
de pouvoir articuler les premiers mots, se révèle bientôt d'une
extraordinaire complexité. Les accents en particulier demandent une
gymnastique de la langue et du palais bien peu naturelle pour un
européen. Mais le pire restait à venir. L'écriture, mêlant pâli,
sanscrit et khmer ancien m'aura donné bien du fil à retordre. Le
texte se présente tout d'un bloc, sans ponctuation, sans espaces,
sans nulle pause où l’œil et la voix puissent un instant
s'arrêter pour reprendre haleine. Et quelles lettres ! Pendant
deux mois, écolier appliqué, j'ai multiplié les lignes, sans
arriver jamais à imiter les jolies figures des manuels. Jusqu'à ce
que l'on me fasse remarquer enfin que j'omettais toujours de marquer
d'abord le point qui amorce le dessin de la lettre. Ce fut comme une
illumination. De vulgaire copiste, j'entrais alors dans
l'intelligence de la lettre et du geste et (oserais-je le dire ?),
de la psychologie thaïe.
Car tout part du point.
Sur la page blanche, il est posé d'abord comme un tout autonome, une
énergie se suffisant à elle-même. Mais voilà que bientôt cette
énergie se cherche une sortie, hésite, se concentre, médite une
envolée, et finalement explose en une joyeuse arabesque. La figure
et la lettre naissent de ce point d'énergie concentrée, duquel le
pinceau soudain s'échappe pour s'épanouir en volutes pleines de
fantaisie. Comme l'arbre naît de la graine, ainsi la lettre du
point. La comparaison végétale a ici toute sa valeur, comme
l'atteste l'image du lotus qui constitue, avec ses mille
déclinaisons, une grande part de l'ornementique thaï. Elle explique
aussi sans doute cette haine de la ligne et de l'angle droits. Ici
tout n'est que courbes, paraboles et torsades, et tout s'achève en
bourgeons, bulbes, feuilles, pétales, épines, n'importe quoi pourvu
que ce soit pointu, effilé comme la pointe du pinceau. Ainsi des
temples qui dressent vers le ciel les aiguillons de leurs toits.
Ainsi de la pointe des lettres qui marque la fin de la course du
pinceau, comme un aveu d'inachevé ou comme une suggestion de
continuation. Une manière d'et caetera, une invite à
reprendre dans une vie prochaine le travail laissé à l'état
d'ébauche.
On est d'abord choqué
par cette exubérance des formes, qui contredit notre idéal d'ordre
et notre goût pour les lignes simples et sobres. Il faut prendre
garde cependant que ce que l'on prend pour un désordre un peu
kitsch, ou pour le sentiment baroque d'un tempérament follet est en
fait l'expression, joyeuse et libre, d'un art longtemps contenu, et
extrêmement réfléchi. L'écriture, comme la peinture et
l'ornementation obéissent ici à des règles d'une exceptionnelle
rigueur, compliquées encore par la symbolique des formes et des
motifs. Cette légèreté et cette impression d'inachèvement doivent
sans doute enfin à la croyance aiguë qu'ici-bas tout passe, et que
rien ne demeure que pour renaître au gré des transmigrations
successives. De sorte que, écriture, peinture ou n'importe quel art,
rien n'est gravé dans le marbre (le thaï n'a d'ailleurs aucun goût
pour le patrimoine), et tout porte ici un caractère éphémère qui
donne à chaque chose cette grâce fragile et délicate.
Trompe-l’œil
Ce sentiment de la
précarité de l'existence et de la périssabilité des choses,
explique sans doute pour une part le goût prononcé des thaïs pour
le trompe-l’œil et le décor. Monde éphémère d'illusion et de
merveilleux, la fête tient une place considérable dans la vie des
thaïlandais, dans une société perçue elle-même comme une
gigantesque scène de théâtre.
Pas une célébration ou
un anniversaire sans guirlandes, défilés, orphéon, costumes et
dragons de papier. L'anniversaire de la Reine ou du Roi, les fêtes
bouddhistes, l'inauguration d'un magasin ou la rentrée des classes,
tout est prétexte à construire, pour quelques jours ou quelques
heures, un univers enchanté. Et la ville, la rue, l'école prennent
soudain des airs de kermesse : hymnes, parades et cotillons. Au
vrai, c'est toute la vie qui est une fête. A Bangkok, les autobus
ont des faux-ais de dinky-toys, et les policiers aux uniformes
chamarrés paraissent échappés tout droit d'un conte d'Andersen. Ce
qui donne parfois l'impression bizarre d'évoluer dans un univers
irréel et enfantin, mélange de Disneyland et de Luna-Park. Temples
et palais, tout semble modelé en carton-pâte, et bariolé comme
pour un décor de comédie. Et ce ne sont pas les mille
rebondissements de la vie politique thaïlandaise qui infirmeront
cette impression de suivre en feuilleton un spectacle de guignol, le
général Prayut tenant avec talent le rôle toujours comique du
gendarme.
On se méprendrait
pourtant à ne voir là que distraction ou goût pour le déguisement.
Car le divertissement ici est tout sauf futile, et l'on est surpris
au contraire par le sérieux et l'espèce d'application religieuse
avec laquelle les thaïs font la fête. A vrai dire, c'est presque
une métaphysique, bâtie sur la conviction qu'au fond la vie est un
jeu, mais un jeu qu'il faut prendre au sérieux. Faire la fête, pour
un thaï, c'est pratiquer un art de la distance et de l'esquive, en
tenant le monde, la vie et les grands principes moraux, métaphysiques
ou religieux pour ce qu'ils sont : des vanités qui ne pèsent
guère plus que leur poids de mots. L'apparence, la façade, le rite,
retiennent en revanche toute leur attention, pour ce qu'ils disent
d'un caractère ou d'une doctrine. C'est le paraître qui prime sur
l'être, le dehors sur le dedans, le superficiel sur le profond ;
non par légèreté, mais par une attention très fine au phénomène
et à la représentation. Nulle hypocrisie ici, une ironie plutôt
(toujours légère), mûrie d'une longue expérience de la vie et des
hommes (de la politique aussi). Philosophie d'enfants ? Sans
doute, mais dont on se prend à apprécier le sérieux lorsque l'on
assiste au « divertissement » de l'homo-festivus
britannique, français ou australien venu célébrer bruyamment
piss-up et autres full-moon party, et dont la joie tapageuse masque
bien mal le désespoir.
Au terme de ces quelques
lignes, on voit que nous sommes rendus bien loin de l'espèce de
vignette d'exposition coloniale qui se présentait à mon imagination
lors de la découverte de mon futur pays de mission. La
transformation, comme on peut l'imaginer, ne s'est pas faite sans
peine, et est encore loin d'être achevée. Car c'est encore trop peu
de substituer une réalité neuve à des images anciennes, il faut
encore parvenir à convertir le regard.
« Ne
mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux
de l'Europe : bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer.»
Voilà, dans ces quelques mots du Pape Alexandre VII aux premiers
vicaires apostoliques des Missions Étrangères de Paris, le
programme de ces années d'études et de formation.
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