Hugh Seagrim - Edouard Calmon

Camille Rio MEP, Des saints et des héros : Portraits croisés de deux apôtres du peuple karen, Major Hugh Paul Seagrim – Père Edouard Calmon, in Revue des Missions Etrangères N°522, Décembre 2016

Des saints et des héros :
Portraits croisés de deux apôtres du peuple karen
Major Hugh Paul Seagrim (1909-1944) - Père Edouard Calmon m.e.p. (1906-1981).

L'hagiographie chrétienne a toujours pris grand soin de distinguer sainteté et héroïsme : quand le héros s'illustre par ses bonnes actions ou ses talents militaires, le saint n'est tel qu'en temps qu'il participe de la sainteté de Dieu, qui en son Fils se sacrifie par amour. Quand chez l'un l'on célèbre les actions glorieuses, chez l'autre on glorifiera plutôt les vertus héroïques. On définira ainsi la sainteté comme un héroïsme sacré, et l'héroïsme comme une manière de sainteté profane. Les deux figures que nous présentons ci-après viennent brouiller cette savante dialectique, tant on ne sait, chez l'un comme chez l'autre, débrouiller le saint du héros. Edouard Calmon et Hugh Paul Seagrim, le prêtre et le soldat : voilà deux contemporains que tout sépare, mais que réunit leur commun amour pour le peuple karen.
Major Seagrim

1939-1945. En marge des deux grands théâtres d’opération, pacifique et européen, il est un conflit oublié des historiens et des manuels, dont l'issue fut pourtant déterminante sur le cours de la guerre, et qui est essentiel pour comprendre les soubresauts de l’immédiat après-guerre dans cette partie du monde : l'occupation japonaise des colonies britanniques en Asie du Sud-Est.
Après la prise de la Malaisie (Nov. 1941) les japonais, profitant de la neutralité bienveillante des thaïs, envahissent la Birmanie (Déc. 1941), colonie de la couronne, ancienne province orientale de l'empire des Indes. Un front immense se crée, de l'Inde actuelle aux Philippines. Le leader indépendantiste Aung San (père de Aung San Suu Kui) se rapproche des japonais dans l'espoir vite déçu d'une autonomie administrative et militaire (en 1945, l’armée nationale de Aung San se soulèvera contre les japonais).
Les anglais partis, c'est l'heure de la curée pour leurs anciens alliés : les birmans du BIA (Burma Independance Army), soutenus par les japonais, font payer durement a la minorité karen sa position privilégiée dans l'appareil colonial britannique1 : à Shwegyin, on brûle le quartier karen et l'église baptiste ; à Myaungmya les karens sont massacrés, la mission catholique rasée ; le village de Tayagon est rayé de la carte. Ces persécutions ethniques (associées à une birmanisation forcée) se doublent de persécutions religieuses : mosquées et églises sont fermées, les familles contraintes d'élever un autel au Bouddha, les chrétiens sommés de jeter leurs Bibles et de faire bon accueil aux bonzes.
Au moment de la déclaration de guerre, le major Seagrim, du 19e régiment d'Hyderabad, réside en garnison en Inde. Il est rappelé par ses supérieurs en Birmanie pour organiser des légions de volontaires karens. Ancien capitaine dans les Burmas Rifles, il est rompu aux expéditions dans la montagne et maîtrise parfaitement la langue. Cet officier d'active a alors 23 ans. Ses camarades louent son sens de l'humour et son endurance de grand sportif. Lors de la catastrophique retraite de Birmanie, on le trouve à Papun, à une trentaine de kilomètres de la frontière thaï, pour former ce qui deviendra le premier corps de volontaires Karens. Débordé par les forces japonaises, il fait le choix de demeurer derrière les lignes ennemies. De Papun il rejoint Pyagawpu, plus haut dans la montagne, où 800 karens, encadrés par d'anciens policiers ou soldats, répondent à l'appel aux armes. Au nord de Taungoo, il seront près de 3000. Pendant près d'une année, le major Seagrim visitera ainsi ses volontaires (qui le surnommeront « grandfather longlegs »), passant de villages en villages, organisant résistance et renseignement. Fin 1943, les services japonaises soupçonnent sa présence et lui donnent la chasse. Il est alors contraint de se réfugier dans la forêt, dans des conditions très spartiates, changeant chaque jour de bivouac. Les exactions japonaises contre le villages soupçonnés de le soutenir se multiplient et, en février 1944, les japonais lancent à Seagrim cet ultimatum : de très sévères représailles contre les karens s'il ne se rend, menace accompagnée de la promesse qu'il serait traité en prisonnier de guerre. Après avoir obtenu l'assurance que ses compagnons seraient épargnés et que cesseront les persécutions contre les villages, Seagrim se constitue prisonnier le 15 mars 1944. A la mi-septembre, il est exécuté avec huit de ses compagnons karens au cimetière Kemmendine de Rangoon. Sur sa tombe, aux cotés de ses camarades de combat, on peut lire : « He loved the karens ». Lors de la retraite japonaise, la guérilla karen formée par Seagrim, multipliant les embuscades, infligera de très sévères pertes aux troupes japonaises. Lors de l'indépendance birmane, ces légions de volontaires karens constitueront le noyau de la future armée de libération karen (KNU).

Le Père Edouard Calmon, des Missions Étrangères de Paris, arrive en Birmanie, à Bassein, en 1934. En 1935, il est nommé vicaire du Père Loiseau au poste de Papun, où il restera jusqu'à son retour en France en 1970. Les conditions d'apostolat sont dignes des premiers apôtres, la mousson, la forêt tropicale et les tigres en sus : nulle route dans les montagnes karens très éloignées des grands centres, les visites se font à pieds, par tous les temps et en toute saison. Avec très peu de moyens, le missionnaire constitue une petite mission augmentée d'une école, et rayonne dans un territoire de près de deux cent kilomètres! Point d'objectif militaire ici, ni politique : Calmon est prêtre et missionnaire, et se gardera bien, sa vie durant, d'interférer dans les affaires intérieures d'une Birmanie décidément très turbulente. En 37 années de vie missionnaire il n'aura pour objectif que le salut spirituel et physique de ses chrétiens, l'annonce de la Parole et la formation d'une église autochtone (« former des élites » est sa constante préoccupation). En parcourant le mince dossier qui lui est consacré aux archives des Missions Étrangères de Paris (une trentaine de feuillets), on est surtout impressionné par l'extraordinaire persévérance dont il fait preuve, alors que les malheurs paraissent ne pas vouloir cesser : sa mission est entièrement détruite par deux fois, par deux fois il recommence de zéro (la mission de Papun est mise à sac par les japonais et le BIA en 1942 ; bombardée par les birmans et entièrement détruite en 1954). En 1943, il se livre aux japonais pour épargner ses chrétiens. Il est emprisonné au camp de Tavoy, dont il ressort vivant (contre toute espérance, quand on connaît les conditions de détention des prisonniers de guerre) en 1945. Il est donné pour mort depuis deux ans et on a fait, en France, dire des messes de Requiem à son intention. La guerre anglo-japonaise finie survient la guerre civile, pendant laquelle il subit la persécution tant des rebelles karens que des militaires birmans. En 1964, quatre de ses chrétiennes sont violées et tuées près de la mission. Son catéchiste est retrouvé mort, assassiné. En 1966, tous les missionnaires avec permis provisoire doivent quitter le pays, il se retrouve isolé. Affaibli (en 1965 il est atteint d'une fièvre typhoïde), il subit une première attaque en 1970 qui le contraint à revenir en France, où il se retire dans sa famille, à Gramat, dans le Lot. Il meurt le 4 Octobre 1981.
Les chiffres qu'il envoie à Paris pour l'année 1967 (72 baptêmes, 19 mariages, 7 extrême-onctions, 17 confirmations, 3813 confessions, 15780 communions), pour modestes qu'ils soient, forcent le respect pour qui connaît les conditions d'apostolat dans les montagnes karens. En 1970, il aura ouvert 20 écoles a Papun (partie Nord) et Kamanaung (partie Sud). Il scolarise alors près de 500 enfants, aura doté plusieurs familles de champs de riz, d'un buffle, ou de presses à cannes a sucre ou presses à huile. Mais l'essentiel surtout est accompli : parmi les enfants de ses « écoles d'élites », plusieurs deviendront prêtres et religieuses, un de ses vicaires est devenu évêque, l'église a pris racine et est capable désormais de donner ses propres fruits.

Le biographe de Seagrim2 signale la présence de Calmon à Papun en 1942 et évoque brièvement leur rencontre. On eût aimé connaître la teneur de leur entretien : qu'on pu se dire le jeune soldat anglican et le prêtre catholique ? Sans doute leur conversation tourna-t-elle autour de questions religieuses, émaillée de citations de la Bible, dont Seagrim conservait toujours un exemplaire sur lui. Sans doute aussi ont-ils partagé leur préoccupation pour l'avenir du peuple karen, auxquels ils avaient l'un comme l'autre consacrés leurs vies. L'un comme l'autre partageaient le toit et la table des karens, leurs exténuantes marches de montagne et leur grande pauvreté, communauté de condition qui leur attira le respect et l'amour des montagnards. On s'interroge cependant : qu'est-ce qui motiva, chez le prêtre et le jeune officier un tel dévouement ? Si chez le soldat les intérêts de la couronne et la victoire militaire étaient naturellement la fin recherchée, ont ne peut expliquer autrement son sacrifice héroïque que par la foi qu'il professait : « comme le Christ s'est sacrifié pour le monde, je me sacrifierai pour les karens », affirmait ce fils de pasteur, et il répétait volontiers que, la guerre finie, il reviendrait auprès des karens comme missionnaire. S'il n'est pas mort en témoin de la Foi, il était résolu cependant à ne pas fuir au jour de l'ultime épreuve, et d'imiter jusqu'au bout son Seigneur qui « donne sa vie pour ses amis ». S'il n'est pas non plus à strictement parler un martyr de la foi, le Père Calmon n'aura cessé, tout au long de sa vie et dans les pires épreuves, de témoigner de Celui qui s'est anéanti pour prendre la condition de serviteur. Il appartiendrait plutôt à cette catégorie, si commune à tant de missionnaires en Asie, des « martyrs à petit feu » qui, au terme d'une longue vie sans gloire et sans éclat, peuvent affirmer avec Saint Paul : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. »

Citation de la croix de St Georges, accordée au Lt Seagrim le 12 Septembre 1946:
Pendant son séjour en prison, il mit tous ses efforts à réconforter ses hommes et à maintenir leur courage par son exemple chrétien, et la vérité de leur dévouement se vérifiera par leur commune volonté de mourir avec lui. On trouvera difficilement pareil exemple de sacrifice et de bravoure que celui de cet officier qui, de sang-froid, choisit délibérément de s'offrir lui-même pour sauver les siens, sachant pertinemment le sort qui l'attendait dans les mains ennemies.

Témoignage d'un de ses compagnons de combat :
Quand je songe à Seagrim, je fond toujours en larme. Il me disait : « Ta Roe, quand les anglais reviendront, je prendrais soin de toi ». Il m'aimait beaucoup. Nous sommes des gens pauvres et n'avions rien de précieux à lui offrir. Je lui ai donné mon pantalon, mais il était très grand, et il était trop court pour lui. Dans les montagnes, tous le connaissaient, même les petits enfants. Nous l’appelions « grand-père longues-jambes ». Les japonais c'étaient les courtes-jambes, et les anglais longues-jambes. Il me disait aussi : « le Christ s'est sacrifié pour le monde, je me sacrifierai pour les karens. » Il était toujours souriant. Je le rencontrais souvent, et il n'était jamais sombre ou en colère, non, jamais. Il disait toujours des mots gentils. Les karens l'aimaient. Bien sûr ils savaient qu'il venait les sauver. S'il n'avait pas été là, nous aurions tous été tués. C'était un grand homme. Je pense que s'il avait vécu il aurait été jusqu'au Roi d'Angleterre pour nous autres karens.


Lettre du Père Calmon au supérieur des Missions Étrangères à sa sortie du camp japonais de Tavoy :
14 sept 1945,
Monsieur le Supérieur,
Je vous ai écrit plusieurs fois du camp de Tavoy, mais je doute que les japonais aient fait partir les lettres. Après le départ des anglais, j'ai fait mon possible pour sauver la vie des braves gens à quelques religions ou races qu'ils appartiennent et en particulier j'ai aidé les carians à se défendre contre des groupes humains qui menaçaient de les exterminer. Bien que condamné à mort plusieurs fois et de plusieurs cotés, je suis encore bien vivant et assez bien portant somme toute. On est en train de me soigner pour un peu de malaria et de béri-béri sec. Dans leurs épreuves, les gens chrétiens de toutes couleurs, païens et bouddhistes carians, shans, indiens, ont cherché aide et conseil auprès du prêtre. Tout le petit troupeau est dispersé, la mission de Papun et de Kawpok détruite complètement par les japonais, mais le cœur de la population est gagné, et mon désir est de regagner mes montagnes dés que je serai dispos. Bien que condamné à être tué à première vue, je me suis rendu moi-même pour défendre la cause des carians auprès de l'autorité birmane et des japonais. Envoyé à la gendarmerie japonaise à Chaton en mars 1943, j'étais renvoyé à Papun où une semaine plus tard les japonais viennent m'enchaîner et me prendre. Un mois de cellule, et sept mois de prison à Chaton, à la fin de Novembre 43 j'étais envoyé au camp de Tavoy, d'où je suis revenu en Avril, le 10 de ce mois. Je suis heureux de revoir les confrères et de revivre dans une atmosphère de charité chrétienne. J'ai tout perdu naturellement. Je regrette surtout ma chapelle portative très légère : je n'ai plus rien pour dire la messe. Je serais heureux d'avoir un autel portatif aussi léger et peu volumineux que possible assez vite, afin de regagner mon poste au plus tôt et de recommencer tout par la base avec l'avantage de 10 ans d'expérience missionnaire, le cœur de la population gagnée par le dévouement du prêtre et Dame Pauvreté complète.
Respectueusement, etc. 
 
1Les Burma Rifles britanniques, utilisés pour maintenir l'ordre dans la colonie, étaient composés en majorité de karens.
2Ian Morrison, Grandfather Longlegs, The life and gallant death of Major H.P. Seagrim, Faber and Faber, London, 1947.

Commentaires

  1. Très beau portrait croisé (bien documenté et remarquablement écrit) de deux chrétiens européens qui, loin d'être perdus au plus profond de la jungle asiatique comme le voudrait le cliché, s'y sont pleinement trouvés et réalisés. Merci Père Camille, pour cet article et pour le reste... Jean-Luc Delle

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    1. Merci Monsieur Delle, le major Seagrim est en effet une très belle figure de l'histoire karen, dont vous perpétuez aussi la mémoire.

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