le "plan de Dieu", cartographie et évangélisation en Asie

Camille Rio MEP, Le "Plan de Dieu", cartographie et évangélisation en Asie, in Revue Mep, Asie et Océan Indien N°522 - Décembre 2016

 
Le « plan de Dieu » : cartographie et évangélisation en Asie,
L'exemple du pays karen


Depuis l'origine des missions en Asie, les missionnaires ont été producteurs de cartes, plans et atlas, ainsi que l'atteste l'abondante cartothèque des archives des Missions Étrangères.
Outils précieux d'orientation dans des terres encore largement inexplorées, les cartes ont été aussi de puissants moyens de propagande : permettant d'embrasser d'un seul coup d’œil l'étendue du champs d'apostolat missionnaire, elles rendaient compte des progrès de l’Évangile en terre païenne, les « chrétientés » nouvelles grignotant, année après année, les immenses « blancs » encore livrés au paganisme et à l'ignorance1. En ce sens on peut dire qu'elles rendent compte autant des progrès de l’Évangile que de la connaissance géographique: ce qui demeure encore indécouvert est par la-même ce qui reste inconverti, tant il est vrai qu'alors, pour la conscience européenne, exploration, civilisation et mission vont de pair.
La carte, et cela n'échappe nullement au missionnaire, est un outil de pouvoir : si nommer c'est posséder, découvrir et déchiffrer l'inconnu c'est déjà en prendre possession. Aussi les différents organes des missions (annales de la propagation de la Foi, les Missions catholiques, Atlas des Missions, etc.) abondent-ils en cartes et plans, au moyen desquels les fidèles français peuvent suivre l’irrépressible avancée de l'annonce évangélique et sont encouragés à soutenir, par leurs deniers ou leurs prières, le progrès d'un Royaume finalement bien de ce monde. Un important appareil statistique vient d'ailleurs appuyer cette conviction : l'Asie passe au Christ, ainsi que l'attestent les chiffres des baptêmes, confessions ou communions, récoltés avec une attention scrupuleuse par les missionnaires, et communiqués aussitôt à Rome et aux divers instituts missionnaires.
L'apogée des missions chrétiennes en Asie concorde avec l'âge d'or de la production géographique coloniale : la mission Pavie au Siam et en Indochine établit cartes et relevés, Henri Mouhot découvre Angkor tandis que, dans les manuels scolaires, le bleu de la France coloniale dispute le globe au rouge et au vert des britanniques et des allemands. Les régimes encore indépendants saisissent bientôt l'enjeu, ne serait-ce que pour défendre leurs frontières de l’appétit des géants coloniaux, d'établir leurs propres cartes2. C'est que le militaire, tout autant que le missionnaire, connaît l'importance d'une connaissance précise du terrain, ainsi que des forces en présence. A la fin du XIXe siècle, les britanniques disposent pour l'empire des Indes de cartes d'une précision remarquable3. Mais c'est l'arrivée du satellite, dans la seconde moitié du XXe siècle, qui va donner à la cartographie sa pleine dimension.
Engagés au Vietnam, inquiets de l'expansion communiste mais aussi pour couvrir d’éventuels nouveaux théâtres d'opération, les américains disposent bientôt d'une entière couverture de l'Asie du Sud-Est au 1:250 000e. Si la précision topographique est excellente, les informations, faute de relevés au sol suffisants, demeurent encore très lacunaires. Les russes en revanche, sans que l'on sache exactement quelles furent leurs sources au sol , disposent de cartes d'un niveau de détail inouï4, et ce pour toute l'Asie.
Les moyens satellites se perfectionnant, avec les programmes américains (Explorer et Landsat) puis européens (ERS, Envisat et SPOT), la masse des données augmente dans des proportions gigantesques : on est désormais capable de repérer les traces de la déforestation massive des zones frontalières birmano-thaï, la nature des cultures, et jusqu'au degré d'humidité des sols. Quand à la précision photographique, elle est aujourd'hui de l'ordre du mètre (on peut distinguer, outre routes et pistes, des sentiers piétonniers).
Au tournant de ce siècle, la nouveauté radicale réside dans le libre accès des données : des informations autrefois réservées au seul usage militaire deviennent publiques. C'est l’avènement des services de cartographie grand-public, avec le succès que l'on sait : Yahoo , Bing map, et les services maps, my maps et earth du géant américain Google. Ce dernier met la puissance de ses logiciels au service de l'énorme masse de données fournies par les satellites. Les algorithmes Google sont ainsi à même de distinguer routes et pistes sans l'aide d'une présence au sol. La 3D enfin, reconstruit, à partir de simples photos aériennes, un relief d'un réalisme assez époustouflant5. Il n'est pas exagéré de parler ici de « réalité virtuelle», la puissance de calcul permettant, pour ainsi dire, de « rentrer dans la carte » et ce sans aucune intervention in situ6. La précision photographique et le rendu logiciel sont tels que l'on a en effet presque le sentiment de parcourir réellement les territoires, sans effort physique ou contrainte climatique. Et la tentation est grande, pour le missionnaire, de ne plus effectuer ses tournées que depuis son ordinateur7 !
Une carte vierge, telles que celles fournies par Google, aussi précise et immersive soit-elle, n'est cependant que de peu d'utilité si elle ne rend compte des activités humaines. Aussi l'un des défis de la cartographie aujourd'hui est-il d'accumuler, en complément de l'immense base fournie par les satellites, les données de terrain : c'est tout l'enjeu contemporain des « data », autrement dit des données statistiques de la présence et de l'activité humaine, ces données qui permettent par exemple la déclinaison en cartes thématiques (carte politiques, ethniques, religieuses, etc.). Autant de données inaccessibles depuis le ciel, et qui nécessitent l'intervention de multiples acteurs de terrain. C'est la troisième révolution, en plein essor aujourd'hui, de la cartographie collaborative. Ici l'open source donne toute sa mesure : profitant de la puissance logicielle des grands acteurs internet8, chacun est invité à constituer sa propre carte, ajoutant sur le fond de carte commun ses propres informations. Ainsi la carte se charge-t-elle d'autant de couches (ou « calques ») que de collaborateurs bénévoles, multipliant à l'infini les niveaux de lecture9. Géo-référencées10, les données statistiques deviennent visibles et leur confrontation fait sens : il est ainsi possible de comparer, en superposant les calques de sources variées, des données aussi diverses que l'appartenance ethnique et l'appartenance religieuse, le niveau de revenu et les zones d'expansion du VIH, les zones de conflits et l'implantation des réfugiés, etc, etc. Le seul obstacle étant la divulgation des données : s'il est aisé de consulter par exemple les données des organismes onusiens (accès a l'eau, zones de paludisme, etc.), certaines sont en revanche ou strictement privées, ou réservées, ou encore payantes (c'est le cas par exemple des données statistiques des églises protestantes baptistes en Thaïlande).
Avec la cartographie collaborative, la carte échappe aux seuls acteurs politiques ou militaires, permettant à chacun de se réapproprier, au moins symboliquement, son territoire, la seule limite étant la maîtrise de l'outil logiciel et statistique. Cette dimension collaborative profite surtout aux institutions trans-nationales, églises, ONG ou peuples sans état11, qui peuvent ainsi rendre visible leur présence, sans être tributaires des services d'un état qui ne dispose plus désormais de la prérogative régalienne de la représentation de l'espace. Sans surprise, ce sont les ONG et églises américaines, qui disposent du savoir-faire technique, qui ont les premières mis en œuvre ces outils.
En Thaïlande, les églises protestantes, autour des projets « thaichurches » et du « mission atlas project », se sont emparés de ces nouveaux outils cartographiques, avec le but avoué de « rendre visible le corps de Christ » en Thaïlande. Louable intention, non dénuée cependant d'ambitions plus politiques, dans un contexte de concurrence des églises et de réveil bouddhiste. Ces « cartes de la Foi » poursuivent ainsi une double fin : interne (outre un outil pastoral -emplacement des églises, zones encore à évangéliser-, elles sont aussi un puissant stimulant : la mission progresse) et externe (les églises protestantes, ainsi que l 'atteste l'étroit maillage du territoire thaï, deviennent une force avec laquelle il va falloir désormais compter).
Les catholiques , autrefois leaders dans la représentation cartographique, font en revanche figure de parents pauvres : si l'on dispose (c'est bien le moins) d'une carte des diocèses, le non-partage des données et leur hétérogénéité empêche toute mise-en-carte et toute représentation visible fiable du catholicisme en Thaïlande. Ainsi, pour le district de Tha Song Yang (province karen, le long de la frontière birmane), il n'existe aucune carte des églises catholiques, pas d'avantage de données statistiques exploitables.
Faute de carte fiable des implantations catholiques dans la montagne karen, ni d'ailleurs de cartes topographique à jour, je me suis employé, dés mon arrivée, à établir une carte sommaire de la région, pour disposer à tout le moins d'une vision globale de notre champs d'apostolat et rationaliser mes déplacements. Ambition modeste, sans autre prétention que de disposer d'un outil sûr pour un apostolat de brousse, mais qui devait rapidement me conduire à questionner l'emploi des cartes dans une perspective missionnaire, réflexions dont le présent article esquisse la synthèse.
N'étant ni géographe ni cartographe, c'est vers le logiciel grand public Google earth que je me suis tourné. S'appuyant sur la photographie satellite, sa prise en main intuitive permet au néophyte de constituer rapidement cartes et plans. L'architecture du logiciel est d'une grande simplicité : un premier volet présente, à un niveau de définition assez inouï, les photographies satellites géo-référencées qui constituent le fond de carte. Un second volet permet à l'utilisateur d'associer à la carte l'ensemble des données qu'il trouvera bon d'y voir figurer : villages, pagodes, églises, écoles, présence de catéchistes, routes, pistes, sentiers, etc. Pour aisée qu'elle paraisse, cette cartographie amateur n'en est pas moins extrêmement coûteuse en temps et en efforts. Car s'il n'est plus besoin d'effectuer relevés topographiques et mesures des distances (l'imagerie satellite y supplée heureusement), il faut pourtant effectuer sur le terrain le relevé des informations qui constitueront le « data » de la carte. La constitution de cette base de données oblige donc à de longues enquêtes et tournées sur les pistes de montagne, en compagnie d'un catéchiste familier de la zone, pour établir avec précision noms des villages12, des églises, confession majoritaire, accidents de terrain, état des pistes, etc. A ce stade du travail, on dispose déjà d'un outil performant. On est tenté pourtant d'aller plus loin : pourquoi ne pas aussi cartographier l'implantation des protestants baptistes (très présents dans la région) ? Quid des bouddhistes ? Pourquoi ne pas non plus localiser avec précision le domicile de chacun de nos chrétiens, et manifester sur la carte, d'une façon ou d'une autre, leur parenté ?
Les possibilités offertes par les nouveaux outils donnent le vertige, et on ne sait trop comment mesure garder. Car, il y a une hybris du cartographe, auquel les outils modernes offrent en quelque sorte de voir le monde avec « l 'œil de Dieu » (car rien n'échappe à l’œil des satellites) : Google earth, c'est l'omniscience à portée de clic. La cartographie missionnaire n'échappe pas à cette tentation, quand elle prétend « cartographier la foi ». Paradoxalement pourtant la vision zénithale (l'« œil de Dieu ») est impuissante à saisir les progrès de l'évangélisation : il faut pour cela parcourir au plus près de la terre des hommes (le plus souvent dans la poussière ou dans la boue) le champs d'apostolat missionnaire, pour éprouver dans les mœurs et dans les cœurs le progrès de l’Évangile.
Peut-on d'ailleurs seulement, comme y prétendent les instances protestantes, « cartographier la Foi » ? Il faudrait, en complément d'une cartographie des territoires, tenter d'établir une « cartographie de l'intime », étant entendu que la frontière de l’Église, pour reprendre la belle expression du Cardinal Journet, « passe à travers les cœurs »13. Ajoutons que le pluralisme des confessions chrétiennes dans nos régions interdit aujourd'hui la réduction en cartes homogènes et forcément simplificatrices. La cartographie collaborative permet désormais une lecture œcuménique des territoires, davantage capable de « rendre visible » un « Corps du Christ » à la composition plurielle14.
Plus profondément enfin, ce travail sur les cartes nous conduit à réfléchir une « théologie de l'espace » propre à rendre raison des rapports entre une terre et la foi de ses habitants, théologie dont les cartes15 seraient ensemble le support et l'expression visible. Les cartes missionnaires, dans la mesure où elles prétendent dessiner la présence visible de l’Église sur une terre, trahissent en effet une théologie (mais aussi une ecclésiologie et une missiologie) spécifique. Les choix qui s'imposent au rédacteur d'une carte le conduisent tôt ou tard à interroger sa manière d'envisager la mission et la visibilité de l’église. Il doit se garder enfin d'un travers auquel n'échappèrent pas nos aînés cartographes, qui eurent fâcheusement tendance à identifier connaissance géographique et implantation évangélique : le missionnaire doit se souvenir toujours que « la carte n'est pas le territoire », moins encore la foi vécue, dont elle n'est que la représentation symbolique.




 
1Ignorance réciproque : ignorance de la foi chrétienne par le païen, et ignorance du païen par le missionnaire. Pour le missionnaire, l'inconnu est par essence païen. Aussi quelle ne fut pas alors la surprise des évangélisateurs du sud de l'Inde de rencontrer des païens déjà chrétiens !
2Le « Royal Survey Departement » de Thaïlande est créé en 1875, et le roi confie sa direction à un irlandais.
3 Les cartes de la Birmanie orientale du war office, établies avec des moyens techniques très limités (triangulation) et dans des conditions plus que délicates, n'ont rien à envier aux cartes satellites de la fin du XXe siècle.
4Pour la Birmanie méridionale, on note la mention de villages de moyenne importance, en cyrillique !
5Le logiciel google earth dispose d'une option « flight simulator » qui permet le survol des cartes dans un environnement 3D très fidèlement reproduit. Notons aussi la possibilité de changer heures et dates de prise de vue.
6Un autre service google étant par ailleurs dédié à la collecte de données au sol : google street view, qui ne couvre pas encore cependant les pistes des montagnes karen, et qui tend d'ailleurs a s'automatiser tout à fait (voitures sans chauffeur).
7De même qu'il existe aujourd'hui des «flight simulator », ou même un «  farming simulator », on attend la sortie d'un « karen missionary simulator » virtuel !
8A coté de Google, se développe désormais des acteurs dédiés à la cartographie collaborative : c'est le cas en particulier de l'américain Open Street Map.
9Si les données sont encore très pauvres pour une zone comme la montagne karen, une ville comme Paris ou le territoire américain atteignent à une densité d'information assez extraordinaire.
10L'implantation du système GPS dans la plupart des matériels numériques modernes (téléphones, tablettes, APN) rend désormais le géo-référencement quasi-automatique, multipliant d'autant le data disponible.
11On conçoit sans peine les enjeux de ce type de cartes pour les minorités en conflit avec l'état central, comme les karens de Birmanie.
12Tenant compte de la difficulté supplémentaire du bilinguisme (thaï-karen) des noms de lieux. Un seul village possède en fait trois noms : le nom karen, le nom thaï, et sa transcription latine.
13Le taux de pratique dominicale pourrait être un premier indice, bien que très insuffisant.
14Le premier travail du cartographe missionnaire sera donc de compiler les cartes des diverses confessions chrétiennes.
15A-t-on assez réfléchi ce fait que désormais nos bibles sont augmentées de cartes de la Terre Sainte ? S'il elles n'en deviennent pas pour autant parties du donné révélé, n'en sont-elles pas néanmoins comme le prolongement symbolique et visible (mis-en-carte) de la « spacialité » du texte saint ?

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