le Wat Niwet du Ban-Pa-In
Camille Rio MEP, le Wat Niwet du Ban-Pa-In, in Revue des Missions Etrangères, Décembre 2015
Le Wat Niwet du Ban-Pa-In
Jean Paul II, dans sa
lettre encyclique Slavorum apostoli, qualifiait ainsi le
concept d'inculturation : « incarnation de l'Evangile dans
les cultures autochtones, et en même temps l'introduction de ces
cultures dans la vie de l'Eglise. » Pour le missionnaire, il
s'agit non seulement de faire en sorte que la foi puisse s'exprimer
dans les langues et cultures des peuples convertis, mais encore
qu'elle féconde ces cultures. Aussi l'inculturation est-elle aussi
vieille que les missions : le missionnaire qui pose le pied sur
une terre nouvelle s'emploiera a en connaître la langue, la culture,
les coutumes et les rites, pour exprimer la foi dans les mots, les
images et les usages des peuples rencontres.
A la
vue des églises visitées en Orient, on peut pourtant s'interroger
sur la fidélité du missionnaire aux directives du Pape Alexandre
VII aux premiers vicaires apostoliques : « Ne
faites aucune tentative, ni ne cherchez aucunement à persuader ces
peuples de changer leurs coutumes, leur façon de vivre, leurs
usages, quand ils ne sont pas manifestement contraires à la religion
et à la morale. Il n'y a rien de plus absurde que de vouloir
apporter en Chine la France, ou l'Espagne, ou l'Italie, ou quelque
autre partie de l'Europe. N'apportez rien de tout cela, mais la
foi ».Si le travail
de la langue force l'admiration (traductions, dictionnaires, etc), on
s'étonne du peu d'efforts déployés envers la culture,
l'architecture et les arts : chapelles
néo-gothiques, cathédrales néo-romanes, au mobilier liturgique
importe directement de France via nos procures de Hong Kong,
Singapour ou Saigon, de l'harmonium au confessionnal, les vases
liturgiques et jusqu’ aux chemins de croix (stations en plâtre,
provenance : st Sulpice), missels, cantiques, etc., tout dans
nos églises est « comme à la maison », semblable à nos
« églises de mission » de Pontoise ou de Landerneau !
Le dix-neuvième siècle, surtout, est le plus consternant, la
prodigieuse expansion des missions coïncidant alors avec la plus
navrante époque de l'art religieux. Les églises aux toits relevés
« en pagode » ou les vierges de Lourdes aux yeux bridés
ne font pas exception : il s'agit la moins d'un authentique art
autochtone que d'un exotisme en vogue à la fin du 19e
et au début du 20e
siècle. C'est le temps des expositions universelles, des salons
d'art des missions. On bâtit un pavillon indochinois et une réplique
d'Angkor-Wat dans le bois de Vincennes ! Et la France entière
de chanter « ma tonkiki, ma tonkinoise ».
Vision
colonialiste gentiment paternaliste, chant de triomphe d'une
civilisation éducatrice des peuples… On en revient brusquement
lorsque l'on découvre que le « barbare », de son coté,
agissait exactement de même! Ainsi, à quelque temps de nos
expositions coloniales, le roi du Siam Chulalongkorn s'offre-t-il le
luxe d'un petit pavillon occidental privé, dans les jardins de son
palais d'été du Ban-Pa-In, au sud de Ayutthaya. Alors que l'Europe
s'enthousiasme pour l'Asie, la Thaïlande connaît une vogue
similaire : on adopte l'habit occidental, et les princes font
appel à des architectes italiens pour bâtir leurs palais. C'est un
certain Joachim Grassi qui est choisi en 1878 par le roi, qui lui
adresse les recommandations suivantes : « je
voudrais bâtir un humble temple pour acquérir des mérites à
proximité de mon palais quand j'y viens séjourner. J'ai fait élever
les terres pour dominer les hautes eaux, et désire que l'on bâtisse
ce temple selon les canons de l'occident. Je veux un bâtiment
exceptionnel qui témoigne auprès de mon peuple des constructions
singulières qui existent dans vos pays. » C'est le style
néo-gothique, sensé représenter le plus parfaitement cette
singularité, qui est retenu pour le bâtiment central du monastère :
la salle des ordinations. Le prince prend bien soin cependant de
préciser: « Je n'ai pas la moindre intention de
suivre toute autre religion que le bouddhisme de mes pères. »
Le résultat est des plus surprenant : sur une petite île de
quelques kilomètres carrés, c'est un étrange complexe mêlant
petits pavillons coloniaux, au faux air de village italien, chédis
bouddhistes dans leurs écrins gothiques, et donc, l'étonnant
temple-église. Celui-ci est bâti rigoureusement sur le modèle
d'une église catholique : façade à compartiments, contreforts,
pinacles, large nef, tour clocher. L'intérieur, très décoré
(motifs végétaux en stuc, plafond à caissons), poursuit l'illusion,
avec ses vitraux, sa chaire et jusqu’ au maitre-autel tridentin,
couronné non par la croix, mais par un imposant Bouddha d'or que
coiffe, en guise de baldaquin, le parasol à neuf étages.
L'ameublement est à l'avenant : bougeoirs de bronze, lustres de
cristal, et tout un bric-a-brac de marche aux puces qui n'a d'autre
raison d'être que son origine occidentale (deux chevaliers en armure
montent ainsi la garde à l'entrée du cœur, et deux pendules rococo
viennent meubler les bas-côtés). Au sommet du clocher, sous
d'imposantes cloches d'importation, une horloge monumentale, de
fabrication italienne, anime trois cadrans et sonne les heures et les
quarts. Dans la chaire, le bonze de permanence accueille les pèlerins
et recueille les offrandes. Deux fois par jours, c'est toute la
communauté qui s'y réunit pour les offices.
On
peut s'étonner de la facilite avec laquelle moines et fidèles
s'approprient un espace qui diffère en tout d'avec les temples
traditionnels. Si la « géographie sacrée » du
sanctuaire catholique n'est en aucune façon un obstacle à la
dévotion, c'est que, dans le temple bouddhiste, l'espace n'est pas
ritualisé, et qu'il n y a pas de « réelle présence » :
dans le bouddhisme, c'est l'image (et, d'une certaine façon – et
souvent elles se confondent- la relique) qui fait le sacré. De sorte
que le « sacré » n'est pas dépendant du lieu, mais de
l'image qui l'habite. Pourvu que l'on ait un toit (ou une toile) sur
sa tête, et sur celle du Bouddha, c'est bien assez. La pagode, et
c'est très évident en Thaïlande, c'est d'abord un toit, comme
suspendu au ciel par les quatre coins, supprimant, pour ainsi dire,
les murs. L'architecture gothique, au contraire, investit les murs,
épais comme ceux d'une forteresse (héritage de son passe
militaire), qui se dressent, à force d'adresse dans l'art d'élever
les voutes, à des hauteurs prodigieuses. Le thaï, qui ne s'inquiète
ni de circonscrire le sanctuaire (ni le dogme, du reste), ni
d'attaque ennemie ni des rigueurs du climat, ouvre ses édifices aux
quatre vents, faisant ainsi l'économie de coûteuses enceintes et
fenêtres. C'est
bien vrai qu'aux antipodes la gravitation suspend ses lois : les
sanctuaires semblent ici suspendus dans l'air, sans autres attaches
que ces fils invisibles qui relient les encorbellements au ciel. Les
« racines du ciel » : ce qui vaut pour les banians
vaut aussi pour les pagodes, quand nos églises sont un constant
effort d'élévation, toujours contrariée d'une pesante gravitation.
Ici, c'est plutôt le ciel qui étend son ombre, comme l'arbre de la
Bodhi sur le Bouddha méditant. Rien de plus étranger donc à la piété
bouddhiste que ces solides vaisseaux de pierre que sont les églises
catholiques. On comprend cependant pourquoi l'architecture gothique a
retenu la préférence du roi : c'est que les mille flèches éfilées qui couronnent le faît de nos cathédrales parlent au cœur thaï, familier des chédis pointus, des toits aux arêtes acérées. Mais
c'est ici encore un malentendu : si la pointe de la pagode est
une sorte d'apostrophe, comme suspendue dans l'air, la flèche
gothique, au contraire, est le suprème effort d'une architecture
tellurique, le couronnement d'une pénible ascension. L'architecture
gothique en Thaïlande, on le voit, est une incongruité sans autre
justification historique, climatique ou religieuse que le goût pour
l'exotisme de son commanditaire. Aussi que l'on juge de la surprise
du visiteur français qui, abordant ces rivages, se retrouve dans une
situation similaire à ce navigateur anglais, héros d'une nouvelle de
Chesterton, qui, ayant fait le tour de la terre, se reconnait, par un
extraordinaire hasard, devant sa terre et sa masure, son village et
son clocher. Qu'en conclure ? Qu'à l'évidence la terre est
ronde, et qu'au fond on ne s'éloigne de chez soi que pour mieux
revenir sur ses pas ; que l'exotisme n'est en définitive qu'une
façon de se trouver partout chez soi ( les origines siamoises de
notre église prouvant d'ailleurs que l'exote n'est pas toujours celui
qu on croit...) ; que le « dialogue » de nos
cultures souffre enfin d'un persistant malentendu : ce que l'on
aime chez l'autre n'est souvent que la projection fantasmée de nos
propres canons esthétiques et moraux. Ainsi du goût des bouddhistes
thaïs pour la cérémonie du mariage catholique, sans éprouver pour
autant le moindre intérêt pour sa doctrine. Ainsi aussi sans doute,
et c'est autrement plus grave, du caractère tellement « romain »
des chrétientes asiatiques, qui se font souvent plus latines que les
latins. En visitant cet étrange temple-eglise, on est soudain
traverse d'un soupçon : et si nos églises de Thaïlande
n'étaient, elles aussi, que d'autres wat Niwet ? Et si, au fond,
nos missions ne devaient leur relatif succès qu'au goût prononce des
asiatiques pour l'exotisme que véhiculent nos costumes et nos rites ?
La résèrve du roi a ses sympathies occidentales (« Je
n'ai pas
la moindre
intention de suivre toute autre religion que le bouddhisme de mes
pères. »)
ne doit pas être prise a la légère. Car elle trahit en fait toute une
métaphysique, cette capacité du bouddhisme, qui se joue des
apparences,àa se fondre dans n'importe quel décor (d'ailleurs on
s'interroge : est-ce le décor qui informe la doctrine, ou la
doctrine le décor, ou alors on ne saurait donner de « forme »
a la doctrine ? -tant il est vrai que le bouddhisme est aussi
insaisissable dans son culte que dans ses croyances-). Tel n'est pas
le cas du catholicisme qui, Lex
orandi, lex credendi, expose
dans son culte (et, conséquemment ses églises et ses images)
l'entièreté de sa foi. Aussi le dialogue est-il biaisé dés l'abord,
sauf à se satisfaire de ce chasse-croisé des exotismes, qui n'est au
fond qu'un mutuel jeu de dupes.1
« Il
n'y a rien de plus absurde que de vouloir apporter en Chine la
France, ou l'Espagne, ou l'Italie, ou quelque autre partie de
l'Europe... » Force
est de constater que l'on a par le passé superbement ignoré ces
instructions. Mais il serait par trop facile d'accuser le seul
dix-neuvième siècle, puisque l'on bâti aujourd'hui des églises de
style « néo-gothique-neo-colonial», autrement dit un gothique
modernise d'exportation, re-francisé puis de nouveau asiatisé. Ce qui
contribue encore davantage à faire du « chemin de la foi »
en Asie une Inextricable corde a nœuds. On ne saurait nier, pour
autant, la médiation occidentale (esthétique comprise!) dans
l'annonce de la foi en Asie, car c'est bien le propre de
l'incarnation (et par conséquent de l'inculturation) que de
s'inscrire dans une histoire humaine, toujours mélangée d’intérêts
séculiers, pour qu'advienne enfin, et souvent malgré elle, la
naissance du Christ sauveur. Le fiat
généreux de la vierge jaillit du plus profond de son être, de sa foi,
de sa culture et de son histoire (sauf à supposer qu il ne s'agisse
là aussi que d'un tragique malentendu). En ce sens, le missionnaire
est véritablement un accoucheur, en plus d'être un « annonceur ».
C'est qu'il n y a d'inculturation que réciproque : a l'annonce
de l'Evangile répond sans réserve le génie d'une culture, et on
reconnaît un peuple chrétien à la naissance en son sein d'un art
ensemble authentiquement chrétien et authentiquement autochtone (art
qui, sans renier ses origines étrangeres, lui est pourtant
spécifique : en témoignent l'art byzantino-slave ou le baroque
mexicain). Si l'on s'émerveille de sa ferveur, on éprouve un
persistant malaise au spectacle d'une église thaïe qui ne connait
pour exprimer sa foi d'autre art qu'une très médiocre imitation d'un
art étranger en tout au génie thaï.2
A l'évidence, l'annonce de l'Evangile, sans avoir tout a fait échoué
ici, est loin encore d'avoir atteint son but. Reste encore à
poursuivre l'immense effort d’évangélisation, commencé déjà avec la
langue, pour qu'advienne enfin un art et une culture authentiquement
thaïs et authentiquement chrétiens. Assister la naissance d'une
culture chrétienne, existe-t-il défi plus exaltant pour un
missionnaire ?
N.B. :
Je dois les informations sur le Wat Niwet à la science genereuse et a
la gentillesse de M. Robert Bougrain-Dubourg, restaurateur du
patrimoine royal, qui m'a permis de travailler pendant un mois dans
ses ateliers à la restauration de l'horloge monumentale du temple.
Qu'il en soit ici vivement remercié.
1Remarquable
ironie : c'est au même architecte, Joachim Grassi, que l'on
doit la reconstruction, en 1883, de l'église Saint Joseph d
Ayutthaya, première église de la mission du Siam (et, par
conséquent, de toutes nos missions d'Asie) et qui abrite les tombes
de Pierre Lambert de la Motte (l'un des fondateurs de la société des Missions étrangères) et
de Louis Laneau (premier vicaire apostolique). Ainsi l'église-mère
des Missions étrangères en Asie a-t-elle immédiatement suivi le
temple du Ban-Pa-In dans la carnet de commandes de notre architecte,
manifestant, en ce « stupide dix-neuvième siècle », la
parfaite interchangeabilité de ces édifices « néo-gothiques »,
« néo-romans », « néo-byzantins »,
« néo-Dieu-sait quoi-encore » (saint Joseph est du
« néo-baroque-espagnol »), en églises, gares de chemins
de fer, établissements de bains, bourses du commerce ou, donc,
temple bouddhiste.
2Ce
qui n'aide évidemment pas à percevoir le christianisme autrement
que comme une religion d'importation : dans mon village, les
chrétiens désignent les bouddhistes voisins comme « les
thaïs ». C'est assez dire qu'en adoptant une religion étrangère, ils se sont faits étrangers à leur propre culture. Cruel
aveu d'échec pour le missionnaire !
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