Camille Rio, "Ne tiens pas compte du mal" Article Revue des Missions Etrangères, Décembre 2020, No 565

 

Ne tient pas compte du mal”:

Signalement et traitement des cas d'abus sexuels sur mineurs en pays de mission.

Le cas de la Thailande1


L’actualité de ces dernières années a jetée une lumière crue sur les abus sexuels sur mineurs commis par des clercs dans les Églises européennes et américaines. Plus récemment, différentes enquêtes ont pointé les cas d'abus sur des religieuses dans les Églises africaines. L'Asie semble, jusqu'à présent, épargnée par cette série de scandales. Sans doute parce que les chrétiens y sont souvent minoritaires. Il existe cependant un certain nombre de facteurs qui interdisent, semble-t-il, la révélation de ces sortes d'affaires. Le cas de la Thaïlande, chrétienté ancienne (en 2020, on fête les 350 ans de sa fondation) est à mon sens symptomatique de ce déni, plus ou moins volontaire. J'aimerais analyser ici les facteurs, culturels, sociaux et ecclésiaux qui interdisent une prise de conscience courageuse et une action ferme, telle que voulue par le Pape François, en particulier dans son motu proprio Vos estis Lux mundi du 9 mai 2019.

Contexte culturel

La « face »

Pour l'étranger peu familier des mœurs thaïlandaises, il est un concept que l'on se doit d'appréhender au plus vite au contact de la société thaïe : la « face ». Pour le dire simplement, elle une sorte de capital social propre à chaque individu, soumis aux fluctuations de la réputation ou de la réussite. Elle régit les relations sociales dans la mesure où chacun s'efforce de défendre sa propre « face », et est très attentif à ne pas faire à autrui « perdre la face », plus grave atteinte à la dignité des personnes. D'une manière un peu caricaturale, on peut dire que la face est une sorte de voile, ou de masque, arboré en façade par la société, les organisations ou les individus. On aurait tort cependant de considérer le système thaï de la face comme une hypocrisie : l'envers et l'endroit communiquent de bien des manières, et il n'est de dissimulation qui n'ait, tôt ou tard, de fâcheuses répercutions sur la face elle-même ; mais on peut dire qu'il y a comme un contretemps, un décalage, entre la réalité des actes et leur mis-en-scène, leur représentation, leur « mise-en-face » à l'égard de la société.

D'une certaine manière, on peut parler d'une forme de « théâtralisation » des relations sociales, où chacun est bien conscient de tenir un rôle. C'est particulièrement vrai dans les fonctions publiques : le prêtre, par exemple, se doit d'accomplir parfaitement le rôle que l'on attend de lui (la digne célébration des liturgies, la présidence des cérémonies, etc). S'il s'y astreint fidèlement, les écarts de sa vie privée ne regardent personne, pour peu qu'ils ne viennent, par leur retentissement, parasiter son rôle public. Cette « théâtralisation » de la vie publique repose sur un équilibre extrêmement précaire, qui exige la fidélité de chacun des acteurs à sa partition. Aussi se garde-t-on de tout mouvement d'humeur (emportement, colère) susceptible de mettre en danger sa fragile harmonie. A plus forte raison, toute occasion de scandale, justifiée ou non, est perçue comme une grave mise en danger de l'équilibre social. La vertu thaïe par excellence est le contrôle de soi, la modération dans les gestes et le propos. Dans ce « théâtre social », aucune place n'est laissée à l'improvisation. La société thaïe étant une société hiérarchique par excellence, il est très mal venu aussi de prétendre à un rôle supérieur au sien dans l'échelle sociale. Comme la clef de voûte de l'édifice social, le Roi est le dépositaire et le garant de la « face » en son royaume : la réputation, l'honneur, le crédit, la légitimité, se rapportent à lui comme à leur source. Les écarts dans la vie privée du monarque doivent par conséquent être absolument tenus cachés, sauf à mettre en danger tout l'édifice. Il y a en Thaïlande une loi extrêmement dure qui défend d'évoquer les scandales touchant la monarchie (art. 112 du code pénal), mais aussi, on le sait moins, le clergé bouddhiste.

Derrière la respectabilité traditionnelle, une société traversée par la modernité

La « représentation » publique de la société thaïe est emprunte d'une grande pudeur, et la stricte réserve dans le geste et les discours est de mise. Les questions de mœurs, de genre, ou d'orientations sexuelles sont strictement cantonnées à la sphère privée, qui ne souffre aucune publicité. Il est difficile par conséquent de se faire une juste idée des évolutions de la société thaïe dans ce domaine. Un rapide survol des réseaux sociaux et discussions de la jeunesse thaïe donne cependant une idée du phénomène : l'homosexualité (masculine et féminine) est très largement sous-estimée, et les mœurs évoluent sans surprise comme ailleurs dans le monde. La facilité qu'offre internet d'accéder soi-même à des informations, associée à la crise que traverse la morale traditionnelle, rend par ailleurs la jeunesse thaïe très perméable aux nouveautés anglo-saxonnes en matière de mœurs et d'identité de genre.

Dans une société ou la norme traditionnelle est la seule acceptée publiquement, l'arrivée ces quinze dernières années des réseaux sociaux a radicalement changé la donne : on ne craint pas d'assumer, dans l'anonymat des réseaux, des orientations et pratiques qui s'épanouissent dans le secret de doubles vies à peine dissimulées. Cette possibilité nouvelle de vivre en parallèle à sa vie publique un « côté obscur » libéré du carcan extrêmement pesant de la civilité et de la norme amplifie cette prédisposition schizophrénique ancienne de la société thaïe.

Le récent mouvement étudiant, qui voit une grande partie de la jeunesse remettre en question les codes immuables de la discipline et de la sociabilité (allant pour certains jusqu'à questionner la place du monarque), événement sans précédent dans la société thaïe (exception faite des événements d'Octobre 1976), augure, à mon sens, une révolution de la vie sociale et des mœurs dont on ne réalise pas bien les conséquences. La respectabilité traditionnelle, associée pour sa perte avec un système politique à bout de souffle, craque de tous côtés. Ce mouvement, qui fédère toutes les exaspérations d'une jeunesse, s'inscrit aussi dans la suite des récents mouvements de libération de la parole de par le monde. Pour le dire grossièrement, le mouvement étudiant et lycéen, c'est « mai 68 », le « printemps siamois » et « Me too » réunis.

On ne voit guère par quel mystère d'élection l'Eglise de Thaïlande resterait préservée de cette vague de fond et de ces évolutions sociales. La situation d'extrême minorité des catholiques de Thaïlande (0,5%) a pu les conduire à rechercher la respectabilité d'une situation d’establishment, contribuant à faire des chrétiens la frange la plus conservatrice de la société thaïe. Quelle sera l'attitude de l’Église de Thaïlande et de ses leaders face à ces changements profonds qui bouleversent la société? Dans quelle mesure l'institution se laissera-t-elle questionner par une jeunesse plus soucieuse de cohérence et de radicalité évangélique que de respectabilité sociale ? Encore que les jeunes catholiques, découragés le plus souvent par l'immobilisme et le conformisme de leur église, trouvent parfois plus expédient de simplement quitter l'institution.2

Le cas du bouddhisme thaï

Pour comprendre la place des prêtres et religieux catholiques dans la société thaïe, il faut se souvenir que le prêtre catholique partage le même statut que le moine bouddhiste: il est un « phra », un être à part, au contact des réalités sacrées, et placé tout en haut de l'échelle sociale, au même rang que le souverain, échappant aux réalités communes de l'humaine condition.

Le moine bouddhiste cependant connaît une série de contraintes qu'ignorent les prêtres catholiques. En premier lieu, il lui est défendu de traiter de questions financières, et il ne doit, en principe, toucher ni or ni argent. Les finances des temples sont aux mains de fidèles laïques. Le prêtre catholique, en revanche, est seul dans sa paroisse a gérer la comptabilité de son église, sans réel contrôle ni d'un conseil financier ni souvent de son évêque. Par ailleurs le moine bouddhiste vit en communauté, ce qui est un garde-fou efficace aux débordements individuels. Le prêtre catholique, a contrario, est le plus souvent seul en sa paroisse, et seul gardien de sa règle.

En matière sexuelle, le moine comme le prêtre est tenu d'observer une chasteté parfaite. Il faut se souvenir cependant que le moine bouddhiste peut librement retourner à la vie laïque, rompant par là ses vœux. Dans la loi bouddhiste enfin, l'abus sexuel sur mineur est condamné avec fermeté: l'abstention de relation sexuelle avec une personne encore sous tutelle est, au même titre que l’adultère, l'une des cinq règles de morale à laquelle sont astreints tous les bouddhistes. Cependant, en dépit d'une sévère censure, les échos de scandales financiers ou sexuels impliquant des moines éclaboussent régulièrement l'institution bouddhiste, sans parvenir toutefois à l'ébranler. 

Les trois singes

Signalons enfin la présence en terre siamoise d'un terreau religieux et culturel qui complique le signalement des abus dans la société et les institutions. Bien qu'étrangère au monde confucianiste, la Thaïlande partage avec la Chine (comme une grande partie de l'Asie) la même défiance sociale du scandale, et la même attitude d'évitement face au mal. On connaît l'iconographie chinoise et japonaise des trois singes : muet, aveugle et sourd. Elle est directement tirée des Entretiens de Confucius : « de ce qui est contraire à la bienséance, ne pas regarder, ne pas écouter, ne pas le dire, ne pas le faire. » C'est une constante des philosophies bouddhiste et confucéenne de se garder du mal par l'ignorance de son pouvoir et de ses œuvres. Nul doute qu'elle n'influence encore, en bien des manières, l'attitude de la société thaïe face aux différents scandales qui couvent en son sein. On peut craindre que la communauté chrétienne n'échappe à cet héritage culturel, qu'elle confond volontiers avec une lecture biaisée de l'adage évangélique «malheur à celui par qui le scandale arrive » (Luc 17, 1) et paulinien « [la Charité] ne tient pas compte du mal (1 Co 13).

Contexte ecclésial

Situation de l'église en Thaïlande

En dépit de sa visibilité sociale (nombreuses écoles, hôpitaux, etc.), l’Église en Thaïlande demeure extrêmement minoritaire. Cette situation a pu conduire les chrétiens, intimidés par la prédominance du bouddhisme, à taire leurs particularismes pour mieux se faire accepter par une société qui les considère souvent comme les disciples d'une religion d'importation. Hormis l'étrangeté exotique des rites de l'église catholique, il n'est rien, en effet, dans ses écoles et ses institutions qui ne la distingue pour l'observateur thaï lambda des institutions bouddhistes. Comme elles, elle a ses œuvres et son clergé. Et, pour le thaï moyen, elle concourt comme le bouddhisme ou l'Islam a faire de ses enfants des « hommes biens » (khon dii), rôle dévolu au religieux dans un pays ou la foi participe à la vie sociale et est surtout cantonnée à l'éducation civique et morale (ce qui explique en partie la fortune des écoles catholiques). Le tout petit nombre des catholiques thaïs fait que chacun se connaît, ce qui est à la fois une chance, mais aussi, on le verra, une sérieux handicap. Ainsi les prêtres ne sont guère plus nombreux qu'un gros diocèse français (660 en 2019), malgré des vocations encore relativement nombreuses.

La place du prêtre

On a peine à se faire une idée, dans nos sociétés travaillées par un fort anticléricalisme, de la situation du prêtre en Thaïlande : il est l'objet d'une vénération inouïe de la part des fidèles, qui le comblent d'honneurs et de cadeaux, ce qui contribue à l'isoler de la communauté des simples mortels et peut conduire à une forme de corruption insidieuse. La situation du prêtre, en haut de l'échelle sociale, conduit aussi à une forme de solitude. C'est la solitude du prince, dans une société pyramidale : plus l'on monte dans l'échelle sociale, plus diminue la compagnie de ses semblables, et le partage du pouvoir. Les possibilités de rencontres avec d'autres prêtres ou leur évêque, si elles sont relativement fréquentes, restent paralysées par l'appareil hiérarchique et le respect dû à l'âge, qui interdit d'évoquer des problèmes d'ordre intime ou un simple échange fraternel informel. Il y a, entre l'évêque et ses prêtres, un fossé infranchissable. Ce fossé, les prêtres se gardent de le franchir, mais aussi l'évêque, qui s'abstient généralement de trop s'immiscer dans la vie de ses prêtres. Aussi le contrôle des finances paroissiales est-il des plus lâche, sans parler de la simple assiduité du prêtre à sa paroisse.

Les prêtres diocésains en Thaïlande (ainsi que la plupart des communautés religieuses) sont formés dans un même seul grand séminaire. Compte-tenu de la faiblesse numérique des chrétiens, le corps presbytéral est réduit, et chacun se connaît. Cette proximité des prêtres entre eux peut parfois concourir à taire les abus commis par des clercs. Car si les abus sur mineurs sont heureusement l'exception, les situations de concubinage ou de doubles vies dans le clergé sont relativement fréquentes. La plupart peuvent compter enfin sur des solidarités familiales (une même famille catholique peut compter plusieurs prêtres, et religieux et religieuses) ou d'origine (quelques gros villages de vieille tradition catholique -le plus souvent d'origine vietnamienne- sont de gros pourvoyeurs de vocations).

« Cléricalisme » et abus de pouvoir

Depuis le début de son pontificat, le pape François a fait de la lutte contre le « cléricalisme » son principal cheval de bataille. Il le définit avant tout comme une manière déviante de concevoir l'autorité, et y voit le terreau des maux qui accablent l’Église, dont les abus sexuels sur mineurs ne sont qu'une des composantes. La communauté chrétienne, quand à elle, commence seulement à s'apercevoir que les cas de pédophilie en son sein ne relèvent pas seulement de psychologies malades, mais qu'ils s'épanouissent dans un environnement propice. Je suis, quant à moi, convaincu qu'il existe un lien intrinsèque entre les abus sexuels, et les abus de pouvoirs ou financiers. Le cléricalisme en ce sens doit être compris comme une « hybris », ivresse de pouvoir du leader, qui se croit alors autorisé à des passe-droits inaccessibles au commun des mortels, fussent-ils criminels. La libre disposition, sans contrôles, de moyens financiers souvent importants ; l'exercice d'un pouvoir sans partage ni dialogue à la tête de sa communauté ; la dévotion dont font preuve les fidèles à son égard ; tout cela concourt à faire perdre pied même à des psychologies solides, et à faire basculer ceux que des fragilités psychologiques non décelées prédisposent à des comportements déviants. Malversations financières, autoritarisme, sont autant de signaux qui doivent alors alarmer fidèles, supérieurs de communauté et évêques. Mais comment réagir quand le ministère sacerdotal s'exerce dans une structure qui favorise et encourage le cléricalisme? Les trop rares poursuites sont vaines sans une réforme structurelle et une prise de conscience des chrétiens eux-mêmes.

Responsables ecclésiaux-fidèles-victimes

Cette prise de conscience ne saurait être le fait des seuls évêques et responsables de communautés, mais de la communauté chrétienne toute entière : la responsabilité des abus est en effet partagée, par leurs auteurs bien sur, mais aussi par les responsables ecclésiaux, ainsi que par les fidèles eux-mêmes.

Attitude des autorités ecclésiales

Pour l'observateur extérieur, le contraste est saisissant entre la prise de conscience (certes tardive) des Églises européennes et américaines face aux abus sexuels sur mineurs commis par des clercs, et les mesures énergiques prises pour y mettre un terme ; et la surprenante omerta qui règne dans l'église thaïe autour de ces questions. On a parfois le sentiment que le problème appartient à une sphère géographique et culturelle étrangère, sans incidence en Asie.

La réalité pourtant est plus nuancée qu'on pourrait le penser. Car si ces cas sont couverts par un pesant silence, leur instruction par l'institution se fait pourtant, mais dans une même discrétion et sans publicité (la société thaïe, on l'a vu, ayant une sainte horreur du scandale). Le traitement par l'église des cas d'abus progresse donc timidement, ainsi que la prise de conscience de la gravité du problème. Il y a désormais un comité pour la protection de l'enfance au sein de la Conférence épiscopale et pour le diocèse de Bangkok. Pour les autres diocèses (il y a 11 diocèses en Thaïlande), la situation est plus contrastée. Ces comités se réunissent régulièrement et gèrent un nombre conséquent de cas. Plusieurs prêtres ont ainsi déjà été déposés de leur ministère ou suspendus en attente de la sentence de la congrégation pour la Doctrine de la Foi. Si le protocole de la Conférence des évêques pour le traitement des abus autorise la transmission des cas à la justice civile, la situation ne s'est pourtant jamais présentée, à ma connaissance, d'une instruction pénale contre un prêtre en Thaïlande.3 Il faut aussi souligner l'effort de prévention réalisé à destination des écoles, avec la publication en 2019 d'un manuel à destination de établissements scolaires catholiques pour la protection de l'enfance.4

Il est heureux que les évêques dans leur majorité se saisissent du problème. Mais la seule instruction des cas révélés et une trop discrète prévention ne sauraient suffire à régler un problème avant tout structurel. L'urgence il est vrai était de rompre décidément avec des attitudes (fréquentes aussi dans nos églises européennes jusqu’à des temps pas si lointains) mêlées de naïveté et d'inconscience, justement dénoncées avec la prise de conscience de l'étendue des crimes couverts ou volontairement ignorés. En dépit des engagements de la Conférence épiscopale, il se trouve pourtant encore des évêques et responsables de congrégations qui répugnent à se saisir de ces cas, et persistent à déplacer discrètement les prêtres soupçonnés d'abus, et à les « mettre au vert » dans une cure lointaine moins exposée ; ou encore à accueillir des prêtres ou religieux soupçonnés de l'étranger. Dans ses conditions, la parole des victimes est simplement ignorée, leur accueil et leur écoute constituant en soi un aveu.

On a célébré avec fastes l'an dernier la visite du pape en Thaïlande, la première depuis trente-cinq ans. S'il a émis un vibrant plaidoyer en faveur de la protection des victimes de la prostitution et de la traite d'êtres humains, il a gardé le silence sur les abus au sein de l’Église en Asie.

Attitude des fidèles

Comme le dit le Pape argentin, le cléricalisme est « un tango qui se danse à deux » : on ne saurait évoquer la responsabilité des clercs sans parler de la responsabilité des fidèles eux-mêmes.

Pour comprendre l'attitude des fidèles vis-a-vis de leurs pasteurs, il faut garder a l'esprit que le catholicisme en Thaïlande est très influencé par le milieu bouddhiste majoritaire, en particulier par sa théologie des mérites (« boun »), qui a souvent été simplement transposée, non sans de graves contresens, en régime chrétien. Selon la logique comptable du bouddhisme5, c'est le geste qui obtient. Autrement dit, lorsqu'une aumône est faite au temple ou aux nécessiteux, le mérite est déjà acquis, peu importe qu'elle corrompe le bénéficiaire. Il en va tout autrement, bien entendu, en régime chrétien, où la Charité intéresse d'abord le bénéficiaire, plus que le dispensateur du don, puisqu'elle s'associe au sacrifice rédempteur du Christ qui, sur la croix, a racheté l’entièreté de nos dettes, rendant caduque toute pratique de rétribution. On perçoit sans peine les conséquences dramatiques d'une telle théologie (simonie) sur la vie ecclésiale : le prêtre peut être corrompu par les dons, souvent importants, des fidèles, sans que ceux-ci ne s'en émeuvent ; leur mérite, à eux, étant déjà acquis.

La pratique religieuse souffre par conséquent de formalisme et de ritualisme : on attend d'abord du prêtre qu'il assure la prière publique. Le rite doit parfaitement être accompli : il y va de l'obtention des grâces attendues. La responsabilité ici est double, tant des prêtres et des évêques, peu enclins à condamner et réformer un système qui leur assure de confortables revenus, que des fidèles qui se rendent complices, par leurs dons en argent ou leur vénération excessive, de la corruption de leurs prêtres.

Dans les cas d'abus sexuels sur mineurs, la responsabilité des fidèles est patente, dans l'ignorance des signes alarmants dont ils peuvent avoir connaissance. Le statut du prêtre, tenu en si haute estime, peut entraîner, comme on l'a constaté dans nos églises, un forme de déni, plus ou moins volontaire, sa remise en cause entraînant avec lui la chute de tout un système de valeurs.

La place du laïc, cantonné le plus souvent à celle de spectateur passif des activités de son Eglise, entraîne une déresponsabilisation au profit des seules autorités ecclésiales. Le sacerdoce commun des baptisés est pour la plupart des fidèles thaïs une idée tout à fait farfelue. A ce titre, l'apostolat des laïcs, et leur engagement dans la vie de l’Église, n'est pas seulement un enjeu ecclésiologique ou théologique, mais a une conséquence immédiate sur le relèvement du clergé. Les laïcs catholiques doivent se savoir non seulement responsables, au même titre que les prêtres et évêques, de leur Église ; mais encore attentifs à l'épanouissement et à la sainteté de leurs pasteurs : il y a aujourd'hui urgence à aider les chrétiens de Thaïlande, comme nous y invite le pape, à considérer leurs prêtres autant comme des pères que comme des frères (« qu'as-tu fait de ton frère ? » Gn 4, 9).

Attitude des victimes

On n'aura pas circonscrit le problème sans avoir évoqué aussi, ce qui peut sembler paradoxal et même indécent, la « responsabilité » des victimes elles-mêmes. On l'a vu, un lourd héritage culturel, le fonctionnement des institutions, l'organisation de l’Église, interdisent de fait tout témoignage des victimes, qui ne doivent souvent la dénonciation de leur agresseur (si elle arrive jamais) qu'à l'intervention d'un tiers.

Dans une société ou le culte de l'aîné relève du dogme, les parfois très jeunes victimes sont habituées, depuis leur plus jeune âge, à respecter comme parole d'Evangile la parole des adultes. Elles ne seront capables de parler et de se reconnaître comme victimes qu'au terme de longues années de reconstruction. La libération de la parole est plus compromise encore lorsque les victimes sont déjà en situation de fragilité (handicapés, réfugiés et déplacés, orphelins, situations de très grande pauvreté). Les abus subis sont parfois alors perçus comme le nécessaire « prix à payer » en faveur d' un prêtre charismatique qui leur a permis de sortir de la pauvreté, d'accéder à l'éducation, etc. Ce contexte concourt à installer dans l'esprit, à la fois des abuseurs et des victimes, une sorte de « normalité » de l'abus.

Le « lieu » de la parole reste aussi à trouver6. Pour la plupart des victimes, il y a une quasi-impossibilité d'évoquer les cas dans leurs familles ou leur église, tant la remise en cause de la figure du prêtre y est difficile. Les victimes se retrouvent donc le plus souvent face à un mur de silence et de honte, gardant leur secret, avec les dommages psychologiques qu'on imagine, pour de longues années encore. Ou alors la victime est résolue à rendre justice elle-même : on s'expose alors au risque d'une justice incontrôlable, personnelle et sauvage: le lynchage sur les réseaux sociaux. Car si en Thaïlande le voile de la “face” vient à être entrouvert, toute licence alors est donnée pour abattre une réputation.7 On aurait tort de croire lointaine cette perspective: le “Me too” contre les abuseurs chez les moines bouddhistes a déjà commencé.

Le motu proprio Vos estis lux mundi et sa réception en Asie

La publication de “Vos estis lux mundi” il y a plus d'un an marque une étape majeure dans la lutte contre les abus sexuels sur mineurs au sein de l'Eglise. Par la clarification des procédures, y compris pour le traitement des cas impliquant des évêques, l'obligation de signalement faite à tous,XXXXX mais aussi par les garanties qu'il offre aux lanceurs d'alerte (à l'imitation des règles de nombreuses autres organisations internationales), ce document entend instaurer une véritable culture de la transparence, rompant absolument, sans ambigüité ni retour en arrière possible, avec les stratégies d'évitement et de dissimulation qui pouvaient encore perdurer dans l'Eglise.

On peut s'interroger cependant sur la destination universelle de cette lettre, qui n'est rendue accessible qu'à une partie seulement de la communauté catholique. A ce jour (Octobre 2020), le motu proprio de Francois n'a ete traduit qu'en français, allemand, anglais, espagnol, polonais, portugais, italien et chinois. La Conférence des Évêques de Thaïlande n'en a quant à elle rendu public qu'un résumé, à la diffusion confidentielle. Nul, certes, n'est censé ignorer la loi, mais on gagnerait tout de même à lui faire plus de publicité.8 On attend aujourd'hui au plus vite des traductions en thaïlandais, vietnamien, coréen et philippin. Car il y a loin encore de la publication de ces normes universelles à leur application dans le quotidien de la vie des diocèses.

Cette discrétion des églises d'Asie à l'égard du motu proprio s'explique sans doute aussi par la volonté des évêques de privilégier une « manière asiatique » dans le traitement des cas d'abus sur mineurs, approche plus respectueuse des manières orientales. Dans un entretien à l'agence Ucanews en 20129, le cardinal Tagle, alors cardinal archevêque de Manille et actuel préfet de la congrégation pour l'évangélisation des peuples, entendait ainsi privilégier une approche « holistique » et « pastorale » du problème, dans le soucis de préserver les victimes, mais aussi les abuseurs (en pariant sur leur amendement possible), et finalement l’Église, de la publicité d'un scandale public. Dans cette logique, il s'était prononcé en faveur de la non-dénonciation des cas aux autorités civiles.10 Pour choquante qu'elle puisse paraître aux consciences occidentales, cette option « pastorale » mérite d'être entendue et prise en compte dans nos sociétés où il semble qu'aucun problème ne puisse plus être réglé qu'à la faveur d'une curée générale. Les choses ont cependant beaucoup changé en Asie depuis 2012, en particulier dans l'opinion thaïlandaise, qui supporte de moins en moins la tolérance indue accordée aux abus de ses notables, et qui accepterait difficilement l'existence d'une justice parallèle se substituant à la loi commune. La persistance des abus et l'indifférence d'encore bien des évêques asiatiques à l'égard des manquements de leurs prêtres doit nous conduire à réévaluer cette approche « holistique » et « pastorale » à l'aune d'une réalité accablante : les abus n'ont guère cessé.

Cette «approche asiatique » n'est pas enfin sans poser de sérieuses questions sur la fidélité des Églises d'Asie à des lois d'application universelle. Il n'est pas rare en effet de voir opportunément prévaloir dans l’église thaïlandaise la coutume et les traditions locales sur les articles les plus élémentaires du droit canonique. Une clarification s'impose, en particulier à l'égard du droit, sur la possibilité de pratiques locales parfois très éloignées des règles universelles, superbement ignorées quand elles contredisent certains habitus solidement installés. En somme, on est catholique ou on ne l'est pas, et je ne connais, pour ma part, d'approche plus « holistique » que celle du droit de l’Église Catholique (kat-holos).

Limites du document

Le motu proprio Vos estis lux mundi est clairement un désaveu des évêques et supérieurs de congrégations, qui ont manqué, par irénisme ou par lâcheté, et embarrassés par mille freins internes, à dénoncer les abus dont ils ont eu connaissance. On peut se demander pourtant si ces nouvelles normes édictées par le François en faveur d'une centralisation par les métropolites et la curie du traitement des cas, n'aient pas eu le résultat inverse à celui escompté: s'en tenant quitte pour un signalement au métropolite ou dicastère compétent, trop heureux de laisser traiter à d'autres ce genre d'affaires, pariant parfois ausssi cyniquement sur la lenteur proverbiale des procédures romaines (dans l'espoir, pas toujours vain hélas, de ne voir aboutir les procédures qu'après le terme de leur mandat11) certains évêques et responsables de congrégations font par là l'économie d'un douloureux examen de conscience et d'une pénible remise en cause de leur propre mode de fonctionnement pour comprendre « comment a-t-on pu en arriver là ?». La clarification des procédures de traitement des cas est une excellente chose, mais qui ne doit pas se substituer à une réflexion plus vaste sur les raisons profondes d'un mal trop général et trop bien enraciné pour disparaître par la seule grâce d'une réforme du droit. Faut-il enfin que les mauvaises habitudes soient profondément ancrées pour que se poursuivent au sein de certains diocèses et congrégations les mêmes attitudes de dissimulation et d'inconscience, en dépit d'un magistère déjà volumineux sur le sujet ! Attitudes d'autant plus insupportables qu'elles contrastent cruellement avec les déclarations tonitruantes de ces mêmes évêques et supérieurs du « plus jamais ça ! ».

Conclusion

Pour ce qui regarde l’Église de Thaïlande, embarrassée par le poids d'un héritage culturel et de contraintes internes trop fortes et trop logtemps ancrées, nous sommes encore loin de la « culture de la transparence » voulue par le pape François. Dans quelle mesure les congrégations et missionnaires étrangers peuvent aider l’Église et les chrétiens thaïs à cette prise de conscience? Préservés des solidarités culturelles, familiales ou locales qui paralysent le clergé thaï, ils sont souvent les seuls à pouvoir évoquer ces questions et proposer des réponses. Il y a, de la part des fidèles eux-mêmes et d'un certain nombre de prêtres thaïs, une réelle attente en ce sens.

Pour les chrétiens asiatiques eux-mêmes, mais aussi pour le jeune prêtre missionnaire que je suis, la découverte de ces cas d'abus sur mineurs est une épreuve douloureuse, qui bouscule et remet en cause bien des illusions. Mais je suis convaincu aussi que cette épreuve de la foi peut être salutaire, en rectifiant une vision parfois trop parfaite (et par là trop humaine) de l'institution. Encore faut-il, avec lucidité et courage, accepter de regarder en face la vérité des faits, mais aussi nos fausses images (nos idoles) et notre propre péché ; et se souvenir enfin que si « la Charité ne tient pas compte du mal », « elle ne se réjouit pas non plus de l'injustice » (1Co 13). De ce point de vue, l'exaspération de l'opinion internationale à l'égard des abus au sein de l’Église ne doit pas être considérée comme une entreprise démoniaque acharnée à la chute de l’Église, mais comme un salvateur appel à la conversion ; comme l'expression aussi d'une réelle attente d'un monde, fut-il païen ou athée, qui attend beaucoup de l’Église catholique : « A qui irions-nous, si l’Église elle-même manque à sa vocation ? »

Je crois que cette lucidité et ce courage ne font pas défaut au pape François, comme en témoignent les nombreuses réformes initiées dans l’Église, et ses déclarations très fermes. Encore faut-il que ses paroles soient audibles dans l'Eglise de Thaïlande, qui relaie souvent le message du Pape comme une vieille télévision capricieuse: on a l'image, mais pas le son.

1La présente réflexion se base sur notre courte expérience missionnaire en Thaïlande (7 ans), mais bénéficie aussi d'échanges avec différents acteurs de l'église thaïe (prêtres thaïs, missionnaires et religieux étrangers) ainsi que d'entretiens avec des victimes d'abus.

2On assiste chez les jeunes thaïlandais, fait absolument nouveau en Thaïlande et en Asie du Sud-Est, à la naissance d'une génération parfaitement athée, en particulier dans les grandes villes.

3Il y a une très grande réticence des églises asiatiques à évoquer publiquement ces affaires, mais aussi à permettre leur instruction par la justice pénale. La transmission des cas par l’Église à la justice, comme l'y oblige d'ailleurs le motu proprio du Pape Vos estis lux mundi, est un bon marqueur de la transparence dont font preuve les conférence épiscopales à l'égard des abus sur mineurs.

4Catholic Education Council of Thailand, Samples of Policy and Handbook of the schools for Child Protection and safeguarding, 2019.

5Le kharma de chaque individu (et par conséquent ses renaissances futures) est fonction de son capital de « mérites », lui-même soumis aux fluctuations des bonnes et mauvaises actions. Les « mérites » accumulés permettent, dans une certaine mesure, de « racheter » ses fautes.

6Car s'il n'existe pas de lieu pour une parole avisée et réfléchie des fidèles et des victimes, les ragots en revanche vont bon train.

7Les thaïs sont moins pudibonds que nos prudes occidentaux: photographie de l'agresseur présumé, adresse du domicile sont alors sans complexes livrés à la vindicte populaire.

8Aussi ais-je pris sur moi de confier la traduction du motu proprio Vos estis lux mundi à un cabinet thailandais, et à la faire réviser par des chrétiens thaïs. Consultée à ce sujet, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a autorisé sa diffusion ad experimentum “sans approbation officielle du Saint-Siège”..

9Entretien télévisé du cardinal Tagle avec l'agence UCAnews, 2012, https://youtu.be/iDHzK8Rtwfw. Le cardinal Tagle maintient sa position dans un entretien accordé au journaliste Colm Flynn en Juillet 2018 : https://youtu.be/26MUGmh90Eo

10Il faut bien sûr tenir compte ici du cas très particulier de l'église philippine, désormais en conflit ouvert avec les autorités civiles et son président Rodrigo Duterte (mais qui a aussi déclaré avoir été lui-même, alors étudiant, abusé par un prêtre catholique...)

11A ce titre, les délais imposés par le motu proprio (ouverture d'une enquête sous 30 jours – conclusion de l'enquête avant 90 jours), compte-tenu du nombre de cas traités, des effectifs réduits d'experts, et de la complication des procédures, paraissent quelque peu iréniques.

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