Evangélisation des arts et de la culture en pays de mission. 2nde partie: éléments historiques et doctrinaux

 

Évangélisation et conversion des arts et de la culture en pays de mission :

2nde partie: éléments historiques et doctrinaux



DON RODRIGUE : Tout ce qui est de la terre lui appartient pour marcher dessus et il est inadmissible qu'il en soit d'aucune parcelle forclos. Là ou son pied le porte il a le droit d'aller. Je dis que tout lui est indispensable. (…) Je veux la belle pomme parfaite.

Paul Claudel, Le soulier de satin, quatrième journée.


Dans le dernier numéro de cette revue consacré à la Thaïlande, je présentais nos tentatives pour imaginer des arts chrétiens en pays karen. Ces essais pratiques devaient me conduire à interroger les fondements théoriques, à la fois esthétiques et théologiques, d'une authentique évangélisation des arts en pays de mission.


Si, en matière de sciences du langage, les missionnaires des Missions Étrangères ont accompli depuis 350 ans un travail immense de recherche et de traductions (dictionnaires, lexiques, grammaires, etc.), on est frappé par contre du peu d'intérêt accordé aux arts, dans des pays d'Asie pourtant riches de cultures millénaires. La Société de Jésus, en revanche, a porté très tôt un intérêt marqué pour les arts, non seulement les arts autochtones des pays de mission, mais également dans le recrutement de ses missionnaires, puisqu'un nombre certain d'entre eux étaient des artistes accomplis. Le succès des missions jésuites, et spécialement des missions du nouveau monde, doit beaucoup je crois à cet intérêt accordé aux arts (peinture, sculpture, architecture, musique). Au même titre que la langue, les arts ne sont-ils pas après tout aussi des moyens d'expression et de communication, bien propres par là à intéresser le missionnaire ? Le catholicisme étant une religion de l'image, le missionnaire est tôt ou tard confronté à la problématique de la représentation des mystères, dans un langage pictural intelligible pour ses néophytes, et qui soit en mesure de faire naître chez eux une émotion, tant esthétique que religieuse. De tous temps dans l'histoire de l’Église s'est posé le problème de la représentation, qui fasse droit à la sensibilité des populations sans dénaturer le message chrétien. La question des arts, des arts liturgique en particulier et de l'architecture religieuse, résument en eux-mêmes l'essentiel du travail du missionnaire: la juste compréhension de la culture, de la sensibilité des populations auxquelles il a été envoyé, autrement dit l'inculturation; et la fidélité au message dont il se fait le héraut, autrement dit la dimension prophétique d'annonce et de témoignage. Comme l'évangélisation, la conversion des arts suppose un échange entre des cultures radicalement étrangères. Quelles sont les conditions pour que ce dialogue ne se limite pas à une rencontre superficielle ? Comment favoriser dans nos pays de mission une authentique inculturation du message évangélique dans les cultures ? Les quelques éléments de réflexion que j'esquisse dans ces pages essaient d'y répondre.


Des précédents historiques

Avant de me pencher sur les fondements théoriques qui sous-tendent ce travail à la fois esthétique et religieux, il me semble nécessaire de donner un bref aperçu, dans une perspective historique très cavalière, des précédents dans l'histoire de l’Église de rencontres réussies et fécondes entre un art chrétien et une culture autochtone.


Rome

L'église des premiers chrétiens emprunte au milieu romain les moyens artistique de l'heure pour exprimer sa foi : des sarcophages de marbre au premières basiliques, elle détourne les symboles, et vient habiter l'imaginaire antique avec un naturel et un sans-gène qui surprendrait aujourd'hui. Avec la même audace que pour la philosophie, elle annexe sans complexes l'immense édifice artistique antique.1 La symbiose entre une foi d'importation et la culture antique est aujourd'hui tellement bien assimilée qu'on ne songe plus à questionner les conditions très métissées de sa genèse.


Les arts byzantino-slaves

Le monde grec n'est pas en reste, assumé par Byzance, qui lui donnera un souffle nouveau en le portant à des sommets d'éclat et de magnificence (Sainte Sophie). La conversion de la Rus au Xe Siècle, qui devait permettre la greffe de la culture byzantine sur l'arbre des civilisations slaves, devait donner naissance à une culture nouvelle, qui perdure jusqu'à aujourd'hui. Les arts de l'icône en sont le témoignage le plus original, sans qu'il soit possible d'y démêler absolument les influences qui déterminèrent sa naissance.


L'art chrétien du nouveau monde

Plus près de nous, les missions vers les Amériques nouvellement découvertes devaient donner naissance à une culture des plus féconde, par la ferveur qu'elles provoqua chez les populations nouvellement converties. Il y eu là une coïncidence des temps comme il s'en rencontre peu dans l'histoire qui devait, sur un terrain autre que les champs politique ou intellectuel, voir s'opérer une rencontre particulièrement fertile pour les arts.


Les missions jésuites en Asie

La fécondité de ce baroque missionnaire est telle qu'elle embrasse jusqu'aux civilisations d'Asie, pourtant réputées pour leur hermétisme. Les Indes, le Japon, la Chine même, ont connu l'influence artistique de ce baroque conquérant, influence certes fugace et apparemment sans lendemains.

 

Vierge à l'enfant, Ateliers Salim, d'après Dürer, 1599-1604, couleurs sur papier

La querelle des rites

Si l'on comprend les enjeux doctrinaux, la conclusion de la querelle des rites à la défaveur des jésuites et de leurs premières tentatives d'inculturation est une catastrophe sur le plan artistique, car en romanisant durablement la liturgie, et conséquemment les arts (ornementique, architecture, peinture, etc), elle a tué dans l’œuf toute tentative d'inculturation artistique.


Dix-neuvième siècle

L'âge d'or des missions catholiques, après la terrible hémorragie révolutionnaire, ne coïncide pas, loin s'en faut, avec le meilleur des productions artistiques. En Occident d'abord, l'académisme bourgeois (néo-classicisme) s'impose comme l'art de référence, spécialement dans les églises. C'est le siècle enfin de la production de masse : le progrès des techniques autorise la diffusion manufacturée de quelques œuvres choisies, que les curés sélectionnent sur catalogue auprès des grandes maisons du quartier Saint-Sulpice. Dans les missions, après une période d'indigence qui obligeait à se tourner vers la production locale, les procures permettent la commande et l’expédition, jusque dans la lointaine Asie, de ces mêmes vierges de plâtres qui inondent le marché européen.

Pour l'architecture, le siècle suit en pays de mission les vogues successives qui séduisent les architectes européens : néoclassicisme, néogothique, néobaroque et néobyzantin.2 Les missionnaires, à la tête de chrétientés désormais solidement ancrées, empruntent à l'une ou l'autre pour leurs constructions (avec l'aide, parfois, d'architectes européens). La présence, ici ou là, de bâtiments de style syncrétiste (ou indigène), n'échappe pas à la règle, tant elles ne sont le plus souvent que bancal maquillage de constructions européennes.3


Époque contemporaine

La vogue des expositions missionnaires (pendant religieux des expositions universelles) dans les années 20-30 marque un retour en grâce, après un dix-neuvième siècle très européano-centré, des arts missionnaires, intérêt réveillé par le témoignage du Père Lebbe en Chine, et par la découverte des arts nègres et premiers dans les sociétés européennes. On voit se développer alors expérimentations architecturales et picturales dans les missions d'Afrique, d'Océanie ou d'Asie.

Le renouveau des arts liturgiques (dans le sillage du mouvement liturgique) avant et après-guerre ne semble pas avoir vraiment touché les missions. Les missionnaires se contentant, soit d'une imitation des arts liturgiques en cours dans leur jeunesse (néo-gothique dix-neuvième), soit, complexés par un sentiment anti-colonial grandissant, dans une inculturation sans grand discernement, habillant la liturgie catholique d'un costume exotisant.

Les tentatives contemporaines souffrent quant à elles à mon sens en Asie d'une forme de “sécularisation” des arts liturgiques: chrétiens ou non, les architectes, fresquistes ou sculpteurs, ont quelque peine à saisir la spécificité du culte catholique, et leurs productions religieuses ne se distinguent guère des chantiers profanes de leur carnet de commande. La commande d'une œuvre liturgique, la construction d'une église, sont souvent l'occasion de faire la preuve d'une belle maîtrise technique, ou de poser un geste architectural flamboyant, certes flatteur pour l'artiste, l'architecte ou la communauté chrétienne commanditaire, mais qui coïncide rarement avec les besoins spécifiques du culte chrétien. La vogue en Asie des églises en “voiles de navire” depuis les années 70, démonstration des possibilités nouvelles offertes par les nouveaux matériaux et techniques, relève souvent plus de cet état d'esprit que d'une authentique réflexion sur l'église et son culte.

Aujourd'hui, il semble que les arts liturgiques en Asie se trouvent réduits à ce dilemme : soit l'imitation servile du modèle romain, perçu comme la quintessence de la liturgie catholique, sans réelle compréhension de sa dynamique interne et de son humus culturel; soit une inculturation des plus osées, au dépend souvent des éléments centraux de la Foi Catholique.4 Il est navrant de constater que les églises d'Asie, à de trop rares exceptions près, en soient réduites, en ce début de millénaire, à cette opposition stérile. A mes yeux, cette opposition est aussi un symptôme préoccupant de l'état de notre doctrine missionnaire, et de notre capacité à rendre intelligible l’Évangile dans des cultures étrangères (elle est aussi un symptôme de la très grande pauvreté, sinon de la disparition totale, des arts liturgiques dans nos pays de vieille chrétienté5). A contrario, un renouveau profond des arts missionnaires serait le signe d'une authentique annonce qui trouverait, dans la réponse des muses, un écho au dialogue fécond de la foi et des cultures.


Différence et concordance des temps

Outre les origines géographiques différentes des arts d'Occident et d'Orient, il convient de signaler aussi qu'ils suivent une route asynchronique : l'évolution des styles et les vogues successives qui traversent l'histoire des arts en Asie et en Europe suivent des chronologies aux circonstances et à la cadence très dissemblables. Ainsi, les arts en faveur à la dynastie des Ming et ceux en cours dans le XVIIe siècle français sont étrangers, par leurs influences, leurs rythmes propres, l'un à l'autre. On se fourvoierait donc grandement à considérer l'histoire des arts à l'échelle de la planète comme une régulière et continue évolution. Elle est au contraire traversée de multiples courants, chacun suivant son évolution et sa chronologie propre, se croisant parfois et s'influençant mutuellement, ou s'ignorant tout à fait. Si les rencontres des peuples et des cultures sont rares et limitées jusqu'au milieu du XVIe Siècle, la découverte de « nouveaux mondes » et le réveil missionnaire consécutif au concile de Trente devait accélérer considérablement les échanges. Cette première « mondialisation » voit marchands, diplomates et missionnaires quitter le foyer culturel qui est le leur pour partir à la rencontre de civilisations jusqu'alors peu ou mal connues. Ce faisant, ils exportent au-delà de leurs frontières leur bagage culturel, et importent en retour des exotismes qui éveillent l'intérêt des élites européennes. C'est la vogue des « chinoiseries » puis, plus tard, de l'orientalisme ou du japonisme. En retour, les territoires visités accueillent arts et techniques d'un occident tout aussi fantasmé.

Cette forme de « tourisme culturel », qui méconnaît la culture de l'autre, et la discordance des temps propre à chaque culture, risque de conduire à un chassé-croisé des exotismes plus qu'à une véritable rencontre. Exceptionnellement pourtant, il arrive que deux cultures hétérogènes éprouvent l'une pour l'autre un intérêt réciproque. Ce fut le cas, par exemple, des populations sud-américaines à l'égard du baroque espagnol, ou des jésuites italiens à l'égard des arts du Japon (école Kanō). Au hasard de ces rares « coïncidences des temps », on assiste alors à l'apparition d'un surgeon original sur la greffe de l'annonce évangélique sur une culture autochtone. Ces rencontres fécondes, souvent non-exemptes de quelques malentendus et anachronismes, doivent retenir notre attention : car elles témoignent d'un enracinement du message évangélique au cœur même d'un peuple, qui exprime dans ses arts la conversion de son bien le plus intime et le plus profond : sa culture. Quelles sont les conditions qui favorisent une telle rencontre ? Quels sont les mécanismes à l’œuvre dans cette fécondation réciproque ?


Particularismes et universalité du langage pictural

Si la manière d'appréhender les œuvres varie d'une époque et d'un continent à l'autre, on est forcé pourtant de reconnaître une certaine universalité de l'expérience artistique. Comment se peut-il

que nous soyons émus encore, quarante siècles plus tard, par les œuvres de la haute Égypte ou par les peintures de Lascaux ? Il est certains chefs d’œuvres qui parviennent à dépasser les contraintes de temps et d'espace. On est donc forcé de constater la permanence d'un « immuable » artistique, de la statuaire grecque aux impressionnistes, de l'art nègre à l'abstraction. Faut-il encore prendre garde que nos attraits esthétiques varient que l'on soit français ou khmer, japonais ou américain. L'intérêt que l'on éprouve pour des œuvres étrangères doit en effet souvent plus à de simples analogies formelles, sources parfois de graves malentendus, qu'à une authentique expérience esthétique : l'intérêt que portent par exemple les thaïs aux flèches gothiques de nos cathédrales n'a souvent pas les mêmes ressorts que nos goûts européens, habitués à leur fréquentation et familiers de leur histoire.6 Plus profondément encore, le rapport à la représentation, mais aussi aux techniques artistiques, repose sur des fondements conceptuels et des techniques très dissemblables. Ainsi on dira grossièrement de l'art de la Chine qu'il est un art volontiers “vitaliste” quand l'art occidental suit une logique naturaliste; des arts byzantino-slaves qu'ils favorisent la perspective signifiante (ou inversée), les arts d'occident la perspective linéaire; les techniques et supports varient de même, etc. En dépit de ces différences essentielles, l’expérience montre qu'une rencontre est malgré tout possible, à la condition de forcer notre compréhension au-delà de l'image et d'en interroger le sens.

Formes et couleurs ne sont jamais employées au hasard et, en dépit de différences symboliques propres aux différentes cultures, obéissent à un certain nombre de lois de portée universelles. C'est le mérite des théoriciens de l'art moderne, au premier rang desquels Vassily Kandinsky, d'avoir théorisé et mis en ordre cette « grammaire » universelle des formes et des couleurs7. Le détour par l'abstraction a permis de dégager, au-delà du seul signifié de l'image, le pouvoir émotif et même spirituel des formes et des couleurs. Ainsi les arts ne sont pas seulement l'expression d'une certaine virtuosité technique, mais aussi le lieu et le medium d'une expérience intérieure et spirituelle8. Contrairement à l'idée que l'on se fait des arts comme l'empire de l'originalité et de la fantaisie, cette “grammaire” des formes et des couleurs est d'une grande rigueur. Dans la mesure ou, selon Kandinsky, formes et couleurs ont une action directe sur l'âme, on n'y déroge pas non plus sans conséquences (« le mauvais goût conduit droit au crime », disait Nietzsche). Comme témoignage et vecteur d'une expérience intérieure, spirituelle, l'image permet une rencontre à la portée universelle, au-delà des différences de cultures, de traditions esthétiques ou des écarts de temps.


Le chemin de la Foi

On peut déplorer que les arts liturgiques dans nos pays de mission soient le plus souvent d'origine étrangère, essentiellement européen. Mais pourrait-il en être autrement ? Il convient je crois d'assumer le fait que l’Évangile soit parvenue jusqu'au populations d'Asie par le medium de civilisations et de traditions esthétiques allogènes. Après tout, nos liturgies ne gardent-elles pas la trace des liturgies synagogales et romaines ? Car c'est le propre de l'incarnation de s'inscrire dans une histoire humaine, toujours mélangée d'intérêts séculiers. Puisse-t-il d'ailleurs s'en garder absolument, le missionnaire colore toujours son annonce de sa propre sensibilité esthétique, et de sa culture. C'est un fait, et on ne doit en rien voir là de blâmable, puisqu'il s'inscrit là dans la logique même de l'incarnation. La transmission de la foi, comme la diffusion des images, s'inscrit dans une tradition et une histoire qu'il nous faut assumer, au risque de multiplier les anachronisme et les malentendus symboliques. Cette longue histoire est à la fois une réelle contrainte, car elle borne nos excentricités en matière esthétique ou liturgique, mais aussi une chance extraordinaire : comme la Tradition catholique est le concert des saints et docteurs qui se sont succédé pendant deux mille ans, l’Église est aussi le plus prodigieux musée9 qui ait jamais existé, qui conserve dans ses magasins les basiliques romaines, les cathédrales gothiques et le couvent de la Tourette ; Fra Angelico, Poussin, Ingres et la mère Angélique ; l'ange du sourire de Chartres et le retable d'Issenheim, l'art nanban du Japon et l'école de Cusco. En ce sens, la tradition artistique de l'église peut être dite catholique, en ce qu'elle embrasse les arts chrétiens sans limite de temps et d'espace. Mieux même : puisque les arts sont le lieu privilégié d'une expérience spirituelle, osons affirmer que toute production artistique authentique, c'est-à-dire obéissant à une véritable nécessité intérieure10, est nôtre. Si l'étude de l'histoire des influences artistiques, et une attentive analyse des arts autochtones est nécessaire, ce n'est pourtant pas là l'essentiel : on a pu parfois penser qu'en abordant le problème des arts des missions en historien des arts et en critique des arts autochtones, on parviendrait à réaliser leur genèse. Or c'est ensemble ici une attitude spirituelle et, pour dire le mot, d'artiste qu'il convient d'adopter plutôt. Car c'est au cœur de l'expérience artistique et au plus profond d'une expérience spirituelle que peut se faire une véritable rencontre.


Annonce, dialogue, inculturation, Incarnation

On a parlé a propos des arts des missions de métissage, d'hybridation, de chimérisation, avec tout ce que ce lexique porte de monstrueux et contre-nature. C'est un débat qui court depuis des années chez les historiens du baroque latino-américain : convient-il de parler de métissage, d'inculturation, de « créolisation », pour désigner un art aux origines si radicalement distinctes ? Au vrai, le débat n'est pas seulement historique ou de critique d'art, il est plus profondément théologique, et bien propre à interroger le missionnaire, qui fait profession de porter au loin une doctrine étrangère et qui, s'il est fidèle à sa vocation, doit partager la sollicitude et la délicatesse du Dieu vivant qui, lors de l'incarnation, investit et accomplit sans l'abolir11 la culture qui l'accueille. Les théologiens parlent volontiers d'inculturation. Il conviendrait mieux de parler d'incarnation, car le modèle de toute évangélisation c'est l'Annonciation. Dieu n'a pas craint de se commettre dans une lignée (la dynastie davidique), un pays (la Cisjordanie), une langue (l'araméen) et une culture, pour donner au monde « le plus beau des enfants des hommes » (Ps 45.2). L'habitation au plus profond d'une culture n'a pas produit un assemblage bancal ou monstrueux, mais est au contraire la condition même de la perfection de la beauté.

 Dans le récit de l'Annonciation, la qualification de « viol » ne serait pas trop forte, si la descente de l'ange n'était retenue par les objections puis le « fiat » sans réserve de la vierge. Dans le cas du baroque missionnaire, espagnol, portugais et jésuite en particulier, son caractère conquérant et résolument dominateur est parfaitement assumé. On a parlé de viol des cultures autochtones, dans cet assaut viril des terres vierges nouvellement découvertes : si le caractère contraignant des missions des « nouveaux mondes » ne fait en effet guère de doute aujourd'hui sur le plan militaire, politique et doctrinal, il convient d'en nuancer la violence sur le plan artistique, au regard de la délicatesse des productions picturales, et leur souvent très fine intelligence du génie esthétique des populations. Il n'est pas exagéré de parler ici de véritable rencontre, de rencontre amoureuse même, tant les œuvres de ces ateliers (souvent mixtes) expriment respect mutuel et patient effort d'analyse et de compréhension. L'annonce évangélique est parfaitement vaine, et doit même être aussi considérée comme une insupportable agression, si elle n'est suivie bientôt par la réponse, libre et joyeuse, d'une culture.

 

Annonciation, extrait de A Metodo de Rosario, Juan da Rocha s.j.

Gravure extraite des Adnotationes et Meditationes in Evangelia, Jerome Nadal, Antwerp, 1593.

Les académies jésuites

La diversité des profils des missionnaires jésuites a quelque chose de fascinant : apôtres bien sûr, mais aussi architectes, ingénieurs, horlogers, musiciens, peintres et sculpteurs, à l'expérience professionnelle déjà riche, ils affluent de toute l'Europe pour se porter volontaires pour les missions d'Asie et d'Amérique. Leur capacités diverses sont, sitôt leur arrivée en mission, mises à contribution. Très vite aussi, ces missionnaires multi-taches s'attachent à enseigner les arts, la musique à leurs premiers néophytes. Une académie d'art jésuite naît au Japon dés 1583, sous la direction du frère Giovanni Niccolo (1563-1626). Les réductions guaranis du Paraguay connurent au plus fort de leur rayonnement (1740-1750) non plus seulement des académies, mais de véritables ateliers de production, dirigés par les guaranis eux-mêmes, dont les qualités artistiques n'avaient rien à envier à leurs maîtres jésuites12. La mission jésuite moghole en Inde (1580-1773) enfin, dans des proportions infiniment moindres, a donné naissance aux plus beaux exemples d'art inculturé. Ces audacieuses entreprises doivent beaucoup au théologien José de Acosta (1540-1600), partisan au Pérou d'une théologie de l'adaptation, et au visiteur général des jésuites aux Indes, Alessandro Valignano (1539-1606), artisan d'une nouvelle politique d'inculturation dans des sociétés dont il admirait la richesse artistique et culturelle. La mission jésuite ne s'est pas contentée d'envoyer des œuvres et des artistes, mais s'est très vite attachée à former et encourager artistes et artisans autochtones. Pour des raisons pratiques d'abord (lenteur des correspondances et des envois, menaces de nouvelles persécutions), il fallait disposer au plus vite des œuvres d'art sacré que réclamait la construction d'églises et l'augmentation des néophytes ; mais en application aussi d'une théologie de l'inculturation et du dialogue très en avance sur son temps. De même qu'il fallait à l'église des prêtres autochtones, seuls capables de transmettre en profondeur le message évangélique à leurs frères ; de même seul un art autochtone parviendra à toucher au cœur le sentiment religieux des populations. L'art nanban (littéralement : « des étrangers du Sud ») du Japon témoigne de la délicatesse d'un authentique sentiment chrétien exprimé dans des formes authentiquement japonaises, sans jamais faire mystère pourtant de ses origines étrangères. 

 

artiste japonais, art nanban, lutrin,  essex museum

L'église de Phat Diêm

Je ne voudrais pas conclure cette courte étude sans évoquer, dans le domaine architectural cette fois, une église tout à fait originale, la cathédrale de Phat Diêm, qui a pour moi une valeur paradigmatique. Elle est l’œuvre du Père vietnamien Pierre Six (1825-1899) : ce prêtre de la région de Thanh Hoa se lance en 1865 avec l'aide de ses chrétiens dans un projet audacieux de cathédrale au milieu des marais. Sans réel bagage technique ou artistique, il achève en 1899, au prix d'efforts titanesques, un bâtiment aux dimensions imposantes et au style absolument nouveau. Le futur maréchal Lyautey, venu visiter la chrétienté du père Six à Phat Diêm, décrit la cathédrale en ces termes :

La décoration est flamboyante, non pas au sens du XVIe siècle, car il n'y a plus ici de style connu. Le père Six, qui a décidément une sacrée imagination, a emprunté a tout ce qu'il a vu et à tout ce qu'images et photographies avaient pu lui apprendre : art chinois et annamite dans les sculptures des charpentes et dans le détail des décorations ; gothique dans le flamboiement des chapiteaux ; babylonien dans le soubassement et les fûts des colonnes ; Renaissance italienne dans les grilles de bois à pilastre des portails d'entrée et des chapelles latérales. Et nous convenons tous que, si c'est très étrange et très imprévu, ce n'est ni laid ni choquant. Le père Six a fondu, harmonisé tout cela ; il a vraiment inventé un style.13

Sans s'arrêter à un style particulier, ni suivre les modes du temps, le Père Six a donné au Vietnam, avec une sûreté de goût extraordinaire, une église dont la riche décoration, le plan ambitieux, témoigne d'une foi intense, immodérée et joyeuse. On reconnaît ici quelque chose du souffle des bâtisseurs de cathédrales: une ambition, une largeur de vue, une curiosité et un appétit de formes et de couleurs qui font cruellement défaut aujourd’hui.

Cathédrale de Phat Diem

 

Le « travail du peuple »

Est-ce à dire que la matière si grave qu'est la construction et la décoration d'édifices sacrés puisse être laissée entre les mains et l'imagination de pareils phénomènes ? C'est s'exposer à faire de nos églises de mission des espèces de palais du facteur Cheval. Nous pâtissons je crois aujourd'hui de l'hyper-spécialisation des arts liturgiques dans nos paroisses et diocèses. Les prêtres s'estimant (à tort) incompétents en ces domaines, ils abandonnent cette responsabilité à des artisans et artistes extérieurs (parfois non-chrétiens), et son discernement à des spécialistes (commissions d'art sacré, architectes des monuments historiques) dont souvent la science historique égale l'indigence artistique. Or les arts liturgiques sont justement matières trop graves pour être confiées aux experts et aux savants, car rien n'est plus étranger à un art sain et vigoureux que l'esprit de sérieux.14 En matière artistique surtout, il convient de rappeler que la liturgie n'est pas l’œuvre des seuls prêtres, mais bien celle du peuple chrétien tout entier (étymologiquement, la liturgie est le « travail du peuple » : leit-urgos). Les commandes religieuses des missions sud-américaines, japonaises ou chinoises des XVIe et XVIIe siècles (comme d'ailleurs au moyen-âge européen) étaient d'ailleurs souvent le fait des confréries de fidèles plutôt que des prêtres de paroisse ou communautés religieuses.

En matière d'art liturgique, spécialement en Asie, il est essentiel d'honorer le sentiment religieux populaire. La « crise iconoclaste » post-conciliaire, qui a purgé nos églises européennes du support de l'image pour la dévotion et l'éducation religieuse, s'est payée très cher avec le divorce de l'église et du peuple. En Asie, elle serait un non-sens culturel et missionnaire : car si, paradoxalement, les religions et philosophies d'Asie caractérisent négativement l'absolu comme inconditionné, elles multiplient en revanche les images comme support de la prière et du culte (que l'on songe à l'abondance des figures des temples indiens, à la richesse de décor du bouddhisme tibétain, ou à la surabondance de motifs et de couleurs des temples chinois). Le missionnaire à mon sens doit se garder d'adopter en ces questions une attitude d'esthète, privilégiant la pureté du silence et du vide à la rumeur des mondes visibles et invisibles ; mais s'efforcer au contraire d'embrasser l'ensemble de l'imaginaire du peuple qui lui est confié : ses mythes et ses légendes, l'extraordinaire bestiaire du panthéon hindou, la foule des créatures spirituelles du monde angélique thaï, avec sa cohorte d'anges et de démons. Nos pères n'ont pas craint de faire figurer dans leurs églises les milles avatars symboliques des forces du bien et du mal. C'est là aussi je crois la condition d'une expression authentiquement populaire de la foi d'une race, et la plus à même de toucher son cœur. 

 

Ascension, cuivre martelé, anonyme birman, début XXe siècle

Une théophanie

Nos pères qualifiaient la liturgie d'opus Dei, jouant sur l’ambiguïté oeuvre de Dieu / oeuvre pour Dieu. De même qu'il n'y a en régime chrétien de Révélation que dialogale, de même la liturgie est l'expression du dialogue constant de l'homme et Dieu. La liturgie aussi est le lieu d'une révélation : au sein de ce dialogue entre les fidèles et le Seigneur, Dieu se révèle et s'incarne (d'abord de la façon la plus simple et triviale qui soit : dans le sacrifice eucharistique). D'une certaine façon, on peut dire aussi que toute rencontre est une théophanie : car la vraie rencontre révèle, au delà-des masques et des fausses images, l'éternelle nouveauté d'un visage, celui du Dieu fait homme. La rencontre de deux cultures et traditions artistiques participe me semble-t-il de ce même principe : au plus profond d'une expérience esthétique se réalise, dans le mystère d'une expérience intérieure, comme un dévoilement ou une vision : car si fort est le pouvoir de l'image, qu'elle se peut être le lieu d'une rencontre15. En ce sens, les arts, et les arts liturgiques en particulier, sont le lieu privilégié d'une théophanie, où le missionnaire ne serait plus seulement un annonceur mais véritablement un accoucheur. sans trop se hâter de donner des cultures païennes une qualification morale, il doit en mobiliser toutes les images, les formes, jusqu'aux plus singulières et exotiques, pour les agencer et les ordonner en un système de sens. En cela, il rejoint l'artiste dont le travail est un constant discernement, pour choisir, dans le tohu-bohu des formes et des couleurs, la nouveauté d'une ligne et d'une composition. Les deux ainsi, tirant de leur trésor de l'ancien et du nouveau, parviennent à faire toutes choses nouvelles, une création continuée, éternellement recommencée. Fidèles à leurs vocations respectives, du service de Dieu et de la Beauté, ils sont les instruments d'une rencontre capable de donner aux hommes le spectacle, comme disent les orthodoxes, du « ciel sur la terre ». Alors seulement la liturgie devient réellement missionnaire, quand elle réalise, dans le langage et les images d'un peuple, l'épiphanie du Dieu qui vient.


Catholicisme

En somme la question de l'inculturation des arts est moins un problème esthétique que de foi. La foi trouvera toujours les formes, anciennes ou actuelles, pour s'exprimer. Mieux même : on peut dire qu'elle in-forme, fait naître les formes les plus à même de l'exprimer. Aussi les arts sacrés sont-ils toujours à la racine d'un art vigoureux et durable. On ne bâtit plus aujourd'hui de cathédrales, certes pas faute de moyens : nous disposons aujourd'hui de techniques que le XIIIe siècle n'eût même pas osé rêver. Mais l'on a perdu (pour mille mauvaises -et quelques bonnes- raisons), je crois, un certain sens catholique, j'entends par là une ambition sans mesures, un élan, un appétit, une certaine ivresse de formes et de couleurs, signes sûrs d'une vraie santé spirituelle (et missionnaire). Les missions des XVIe et XVIIe siècles sont en ce sens exemplaires16 : cette soif de conquêtes, ce désir d'unir le monde entier à l'ombre de la Croix, qui habitait au plus haut point les missionnaires de la société de Jésus et des missions étrangères de Paris, témoignent d'une foi qui use pour servir ses fins de tout ce que la création, le monde et les cultures pouvaient lui offrir. On ne peut être que fasciné, en des temps où les transports étaient si difficiles, de la largeur de vue, la curiosité, l'absence de préjugés, de nos devanciers.17 En cela, ces « siècles d'or » des missions sont bien des siècles « catholiques », capable d'envisager le monde, les temps, les cultures, « selon la totalité » (kat-holos). La contre-réforme, qui a su ne pas être seulement un adversus haereses, attitude stérile, mais aussi une force créatrice, rejoint là une apologétique qui traverse toute l'histoire de l’Église (de Justinien aux missions jésuites) : attitude qui ne se confine pas à la défense, mais tente aussi une sortie (au sens militaire), dans un retentissant « tayaut » de victoire. Comment aujourd'hui retrouver cet élan formidable ? Comment rendre à l'église cette ambition dévorante qui, de Saint Paul (« malheur à moi si je n'annonce pas l'évangile ») à Saint François-Xavier, ne trouvait de repos qu'elle n'ait gagné le monde entier ? Peut être la rencontre des cultures païennes, qui gardent encore vertes et vives une certaine sensibilité cosmologique, et une attention aux forces brutes de la nature, parviendra-t-elle à rendre à nos liturgies exsangues un certain sens catholique de la création et des cultures. Alors seulement la liturgie, récapitulant et ordonnant le monde et la vie des hommes, pourra offrir à Dieu la « sainte offrande ».


1Le premier philosophe chrétien, saint Justin, est très représentatif de cet entrisme spéculatif : « tout ce qui s'est jamais dit de bon et de vrai est nôtre » (Apologie pour les chrétiens), ce qui est certainement le plus grand hold-up de l'histoire des idées. En étendant la proposition au troisième transcendantal, le Beau, on a le principe d'une théologie de l'image.

2Cette succession de « néo », dans un siècle par ailleurs si révolutionnaire, marque assez l'impuissance du culte chrétien dix-neuvième à créer du nouveau.

3Sauf de très rares exceptions, entre autres la cathédrale de Phat Diêm, du prêtre vietnamien Pierre Six (1891).

4J'ai le souvenir d'une chapelle jésuite indienne bâtie en tout sur le modèle d'une temple hindou, où l'on célébrait sur un lotus de granit, mais où surtout aucune croix n'était visible, ni dans le sanctuaire, ni sur son fait.

5Les missions jésuites apportaient avec elles le meilleur du baroque et du classicisme de leur siècle. Quel est aujourd'hui le bagage artistique de nos missionnaires ?

6Sur ce chassé-croisé des exotisme en matière esthétique, on peut se référer à mon travail sur le temple néo-gothique du Wat Niwet, le Wat Niwet du Ban-Pa-In, revue des Missions Etrangères, N°511, décembre 2015

7Vassily Kandinsky, Point-ligne-plan, contribution à l'analyse des éléments picturaux.

8Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art.

9En fait de musée, il conviendrait mieux de parler de patrimoine vivant, dans le sens qu'emploie le concile Vatican II pour désigner la Tradition de l’Église, qui « vient des apôtres et se poursuit dans l’Église sous l'assistance du Saint-Esprit : en effet, la perception des choses aussi bien que des paroles transmises s'accroît, soit par la contemplation et l'étude des croyants qui les méditent en leur cœur, soit par l'intelligence intérieure qu'ils éprouvent des choses spirituelles » (Dei Verbum §8)

10Sur ce concept de la « nécessité intérieure », voir Philippe Sers, Kandinsky : l'aventure de l'art abstrait, Paris, Hazan, 2015

11Mt 5-17

12Gauvin Alexander Bailey, Art on the jesuit missions in Asia and Latin America, Unversity of Toronto press, 2001

13Cité dans Alain Guillemin, L'architecture religieuse au Vietnam sous la colonisation, in F. Douaire-Marsaudon, A. Guillemin et C. Zheng (dir.), Missionnaires chrétiens, XIXe-XXe siècle, autrement, 2008.

14Les bâtisseurs de cathédrales, en plus d'une exceptionnelle virtuosité technique, étaient doués d'une imagination débordante et d'un solide sens de l'humour.

15Cette dimension « dialogale » de l''expérience artistique est essentielle pour ne pas réduire au figuré de l'image l'expérience spirituelle : car on tombe alors dans l'idole et la magie. Mais peut être justement est-il bon pour nous d'oser cette rencontre avec des arts si étrangers à la tradition chrétienne, pour d'une part découvrir en eux les traces d'une commune expérience spirituelle, mais aussi pour interroger notre propre rapport aux images (saintes), qui n'est pas non plus toujours exempt de tentation idolâtrique. Nos anciens se faisaient un devoir de « brûler les idoles » : peut-être après tout la rencontre de ces mêmes idoles peut être pour nous l'occasion de brûler les nôtres.

16Mais en ce sens seulement : les abus d'une politique de conquêtes commerciales et militaires ne sont évidement pas à imiter. On peut regretter que le désir et l'appétit aient pu verser dans la rapacité, mais le mouvement premier est sain.

17Et combien, par contraste, notre époque « mondialisée » paraît étriquée, conformiste et chauvine, surtout en matière artistique.

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